Béru se pointe et, d’un simple coup de cul, écarte l’interlocuteur.
— Salut, Alonzo, claironne mon pote. Alors t’as moulé les P.T.T. pour le billard ?
L’autre sourcille, puis se remet mon camarade en mémoire.
— Le principal Bérurier ! exclame-t-il à la ronde afin d’avertir son petit monde d’avoir à se gaffer.
— Ex, rectifie Béru. On s’est mis à son compte, moi z’et quéqu’ collègues. Paris Détective Agency , Champs-Elysées. On est dans l’annuaire.
— Compliment. Les affaires marchent ?
Le Gros se penche sur la caisse :
— Si tu voudrais bien baisser la zizigue, mes portugaises t’en sauraient un plein pot de grès. J’sais pas comment t’arrives à viv’ dans c’te gueulance !
Docile, Alonzo shunte le son.
Les merveilleux jeunes gens d’alentour rouscaillent. Y en a un qui déclare à la ronde, en désignant Bérurier de sa queue (de billard, évidemment, sinon il n’aurait pu que le montrer du doigt) :
— J’savais pas que la musique déplaisait aux gorets.
Béru se retourne. Promptement, Alonzo lui saisit le bras.
— Je vous en prie, monsieur le principal, ce sont des gamins qui se défoulent.
— Salve a de soie, fait péniblement Bérurier. J’te présente notre patron de l’agency, l’ancien commissaire Santantonio qu’ tu dois avoir eu entendu causer ?
L’autre paraît impressionné, je te le dis comme je le pense.
— Et comment ! l’as des as. Ravi de vous connaître, monsieur le commissaire.
On se croirait dans un salon.
Le loustic qui quolibette sur Béru lance ce trait d’esprit :
— Par où qu’y s’dégonfle, ce gros machin ?
Nous traversons une période extraordinaire, fatalement ; car, en temps ordinaire, le Mammouth aurait déjà volé dans les plumes de l’insolent et les lui aurait arrachées ainsi que les membres qui les supportent. Pour l’heure, il se contente de lui couler des regards brefs, pleins de sévérité, certes, mais aussi de calme.
— Alonzo, continue le Tentaculaire, c’est bien l’imprimerie Mazoche qui te bricole c’t’affichette ?
— En effet, convient sans barguigner le blafard.
— Tu l’connais, Gontrand Mazoche ?
— C’t un clille, mouais.
— Y vient t’ici pour batifoler de la queue ?
— En effet, c’est un mordu du billard américain.
— Alors vous préférez le faire travailler lui plutôt qu’un autre ? interviens-je.
Le taulier a un mouvement conjugué des épaules et du menton pour exprimer qu’en effet.
— Il fréquente les habitués de votre club ? poursuis-je.
— Pas spécialement, non. Le billard américain peut se jouer seul, il aime assez jouer seul. Quelquefois, on lui propose une partie : un gars désœuvré. Il accepte. Ça ne va pas plus loin.
Le loustic qui se paie la trombine d’Alexandre-Benoît-le-Gros remet le couvert avec ses joyeuses boutades pleines d’esprit.
— Ce sac à merde, déclare-t-il très fort, j’voudrais y enfiler ma queue de billard dans l’ognon, par le gros bout ; je suis sûr qu’il prendrait son pied.
Alonzo se décide à intervenir.
— Hé dis donc, Tord-boyaux, l’interpelle-t-il, mets-y une sourdine, je te prie, je déteste qu’on vienne chercher des patins aux gens qui m’honorent de leur visite.
Loin de se calmer, l’autre rigole :
— Si ça t’honore, des visites pareilles, Alonzo, c’est qu’t’as l’honneur dans le pot d’échappement !
— Tord-boyaux, nom de Dieu !
Mais mon stoïque compagnon s’offre le luxe de calmer le président du club.
— Laisse, Alonzo, tu vas pas choper de l’eurticaire pour si peu. Si on comprendrait pas l’humour, en France, où qu’y faudrait qu’on allasse rigoler ?
Mais ces petites joutes de bistrot ne font pas mon Astra.
— Vous vous intéressez à la musique, Alonzo ?
— Oh, moi, je suis espago de naissance, commissaire. Alors sorti du flamenco…
— Arthur Rubinyol, ça vous dit quelque chose ?
Il réfléchit :
— C’est pas le gus qui a inventé la pénicilline ?
— Non.
— Pourquoi vous m’demandez si je le connais ?
— Quelque chose me dit qu’il est venu ici.
— Il est comment ?
— Très vieux, tout blanc et il a la Légion d’honneur sur canapé ; s’il est venu dans votre crémerie, vous n’avez pas pu ne pas le voir. Ici, il devait se remarquer comme le génie dans l’œil du général Massu.
Alonzo, bien avant la fin de ma phrase, s’est mis à opiner véhémentement.
— Oh, oui… Hier matin. Mazoche jouait sur le billard du fond, là-bas. Ce petit vieux est entré et m’a demandé après lui. Je l’ai désigné. Mazoche s’est arrêté de jouer. Ils sont restés un bon moment à piétiner.
— Le vieux tenait un bouquin sous son bras, continue l’émérite San-Antonio, il l’a posé sur le billard pour le feuilleter, a montré une certaine page à Mazoche…
Alonzo est sidéré.
— Alors vous, pardon, je comprends maintenant que vous n’avez pas volé votre réputation !
— Sûr que non, dis-je, si je volais ce ne serait pas des réputations, mais des fourgons postaux, comme toi, et avec ma part d’auber, je monterais peut-être des clubs de billards pour la jeunesse dorée des environs. Que s’est-il passé après que le Vioque eut montré le bouquin à l’imprimeur ?
— Rien. Ils ont continué de parler un moment, puis le vieillard a mis les bouts avec son bouquin et sa canne.
La canne. Pas de doute : il s’agissait d’Arthur Rubinyol. On gamberge un bout de moment. Alonzo respecte notre méditation.
— Es-tu bien certain que l’imprimeur ne s’était pas fait des potes dans ta taule ?
— Promis ! Vous savez, je sais pas si vous le connaissez : c’est un petit cave assez timide et emprunté, le genre de grand connard qui se pogne devant le poster central de Play Boy et qui boit un verre de limonade ensuite pour se refaire un tempérament.
Il rit.
Bérurier se tourne vers mézigue.
— Bon, c’est tout, j’croye bien pour l’instant, pas vrai, Sana ?
— C’est tout, confirmé-je.
Mon cher ami opine. Il ôte sa veste et me la tend.
— Tiens-la par le col, bien droit, me recommande-t-il, qu’autrement sinon j’ai des soutes à bagages qui se videront.
C’est ensuite au tour de son chapeau. Alonzo, intrigué, le regarde agir.
— C’est un strip, monsieur le principal ?
Le Gros rigole :
— Rassure-toi, je garderai mon bénoche.
Lors, l’Enflure se remonte les manches. Un doux sourire baigné de miséricorde divine transforme sa bouille d’écluseur de rouge en jardin d’Eden.
— Si tu voudras bien m’accorder un instant, gars…
Il s’approche du groupe où le joyeux boutadeur auquel il servait de tête de Turc continue de rouler les mécaniques. Il voit se pointer Béru, tête nue, le cheveu rare collé au front taurin, les bretelles rafistolées avec des épingles de sûreté (bien sûr, étant donné le rude métier du bonhomme), le pan arrière de la limouille sorti à demi. Et il se marre derechef, le surnommé Tord-boyaux.
Sa Grassouillette Majesté vient se planter devant lui, formidable comme un chêne.
— Dis voir, bout d’homme, c’est bien toi qui m’as traité d’sac à merde et qui rêve de m’enfiler un’queue de billard dans l’fignedé, si jeune m’abuse ?
Sa voix est sans âpreté. Calme, posée. C’est le ton du monsieur qui se renseigne sur l’horaire du train qu’il envisage de prendre.
Le mec le désigne à ses potes, d’autres échevelus pas lavés.
— Pépère qui s’met à exiger des explications !
Rires copieux dans l’assistance.
— Mouais, c’est moi, affronte-t-il, pourquoi, ça te tente ?
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