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Le 3 est une masure, mais blanchie à la chaux de Pise, ce qui la requinque. La chaux, c’est l’élégance des pays ensoleillés. Ils sont pauvres mais blancs, tu comprends ? Et le blanc, c’est ce qui fait le plus défaut en ce monde, si noir.
La petite clé ouvre un gros verrou. J’entre dans du noir qui sent fort le chlore car on ne doit pas chialer sur l’eau de Javel. Un commutateur actionné me propose en échange de mon geste un escalier de pierre aux marches étroites menant à un étage bas. Une seconde porte s’interpose, qu’ouvre la même clé. « A droite en entrant », m’a averti le veilleur de nuit. Je pénètre dans la pièce indiquée et me trouve dans une chambre exiguë, aussi blanche que la façade. Elle pourrait servir de cellule à un moine, tant elle est dépouillée : un lit de fer, un placard de bois blanc, un portemanteau vissé derrière la lourde, point à la ligne.
Au mur, deux photos jaunies sur lesquelles les mouches d’une flopée de saison s’en sont donné à cul-joie. La première représente une jeune belle étrangement belle, d’une élégance d’avant-guerre et qui ressemble à la toujours regrettée reine Astrid de Belgique, décédée accidentellement à la fleur de l’âge. La seconde montre Adolf Hitler soi-même passant des troupes en revue. Au premier rang d’icelle, est un jeune officier, au bras tendu (sémaphore et fais reluire), on a tracé une croix au-dessus de son kibour, bien le signaler à l’attention générale (je devrais plutôt dire caporale, étant donné la présence du Führer).
Pas d’erreur : il s’agit bien de mon veilleur de nuit. Mais jeune, mais blond, plein de feu et d’ambition, galvanisé par une énergie à toute épreuve et qui les aura sans doute toutes connues.
Je me désappe en un tournebroche (pourquoi l’éternel tournemain ?) Et, nu comme un verre à pied, me coule dans le plumard, sans me demander si on a changé les draps ce morninge.
Dors, ô San-Antonio valeureux. Abandonne-toi dans l’infini du sommeil. Glisse sur la barque du rêve à travers les flots berceurs du subconscient. Tu as bien mérité de l’apatride (je cause du veilleur allemand). Qu’un repos miséricordoba estompe ta fatigue et te guérisse pour un moment de la difficulté d’être.
Ainsi me dis-je.
Ainsi fis-je.
* * *
Il se produisit un bruit léger. Un bruit qui n’était pas menaçant et qui pourtant m’éveilla.
Je sursautis et me dressas sur mon océan.
Me frottis les yeux, les eyes, les mirettes, les lampions, les falots, les châsses, les carreaux, les vasistas (de l’allemand was ist da s). Et j’eus (de paume du serment du), en pleine rétine, la vision dont à laquelle je m’attendais le moins. Vision fabuleuse, enrichissante, absolue. Aussitôt je me sentis l’âme et la bite en fête.
J’éprouvassis de la joie jusqu’en mes recoins encore inexplorés parce que mal praticables. Ce fut intense et heureux. Surprenant, surtout. Et il n’est rien de plus exaltant en ce monde qu’une bonne surprise.
Attends, je vais te dire, laisse que je me gratte un peu l’arrière du crâne, faciliter l’émission.
Une fille, bien entendu. Très belle, slave de ver à soie : qu’est-ce que je débloque, moi ! Tu te rends compte si je suis permuté. Cela va de soi, voulais-je dire. La photo de la reine Astrid. Celle du mur. Cette personne ou presque. Elle porte un plateau avec du café et des petits pains accompagnés de beurre de cacahuète.
Je remonte le drap à la hauteur de mon nombril.
— Bonjour, me fait-elle gravement.
— Quelle merveilleuse apparition ! j’extasie. Laissez-moi deviner : vous êtes la fille de mon hôte et de la jolie dame qu’on voit ici sur cette photo, non ?
— Si. Mais je vous en conjure, ne riez pas !
— Et pourquoi donc ?
— Parce que c’est jour sans rire aujourd’hui, en l’honneur du martyre de Paulo Dargeo, le compagnon de combat du président, dont c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort. Si quelqu’un est pris en flagrant délit de rire, il est immédiatement jeté en prison pour un an, jusqu’au prochain anniversaire.
— J’espère que vous ne me dénoncerez pas ? j’ajoute en continuant de sourire.
— Il est préférable que vous vous entraîniez à ne pas sourire, assure-t-elle.
Elle dépose le plateau sur mes jambes et j’espère qu’il ne sera pas renversé par la chouette tornade en bois de viande qui se prépare sous mon drap, à la santé de cette pouliche.
— Votre papa est rentré ?
— Depuis une heure, il dort dans mon lit.
— C’est un chic type, lancé-je.
Elle acquiesce.
— Mon prénom est Antoine, et vous ?
— Hildegarde.
Je souris derechef, malgré l’interdit de ce jour.
Des Hildegarde, j’en ai connu, tu penses. T’es pas romancier populaire sans t’être cogné des Hildegarde, des Barbara, des Carola et autres Vanessa, la fonction oblige. Tu ne me vois pas embourber une flamboyante héroïne, mystérieuse de partout, blonde jusqu’à la chaglatte, qui se prénommerait tout simplement Andrée ou Ernestine. On me prendrait pas au sérieux. Faut pas chahuter avec les conventions. Ils veulent bien que j’outrage le vocabulaire, que je jongle avec les mots salés, que je grimpe sans relâche au cul comme les pioupious de 14 grimpaient en ligne ; mais le folklore, c’est sacré. No touche ! En avant le régiment des Maud, Eva, Philippa, Carolina, Marilyn ; suce aux Katia, aux Ingrid. Vive le mois de July !
— Votre maman est morte ? questionné-je en montrant l’image.
— Non : elle vit aux U.S.A. avec un musicien qu’elle a connu à Bravissimo. Un amour tardif. Elle avait déjà près de cinquante ans. Et puis elle nous a quittés. Mon père en est mort.
Je comprends ce qu’elle entend par là. Je revois la gueule du vieux nazoche. C’est vrai qu’il est canné, le gus. Il aura presque tout paumé : son idéal, sa Bochie et sa Frida. Lui reste heureusement sa fifille. Et Dieu qu’elle est belle.
— Vous aimez ce pays ?
— J’y suis née.
— Et ce régime vous convient ?
— Mon père a eu sa vie gâchée par la politique, alors je préfère penser à autre chose.
— A l’amour ? j’hasarde. (Pas con, le mec, toujours à l’avant-pointe de son zob, lequel réclame toujours, et toujours davantage.)
— A cause de mon père je ne puis guère y songer, répond Hildegarde, si je le quittais à mon tour, il mourrait pour de bon.
Tout naturellement, elle s’assoit au bout du lit. Elle porte une petite robe grise, sans histoire. Elle a la peau dorée, elle est blonde, plutôt blonde. Ses yeux ont la couleur changeante de la mer, leur tonalité se modifie selon les déplacements de la jeune fille dans la pièce, et sans doute, également, selon ses pensées.
— Vous avez un emploi ?
— Je travaille comme secrétaire au gouvernement, ma situation n’est pas mauvaise grâce à ma connaissance des langues étrangères. J’en parle huit, dont le russe.
Je la complimente d’une inclinaison de tête. Pour ne rien te cacher, j’ai fait tilt, in petto , en apprenant la nature de son boulot.
— Vous fréquentez donc le palais présidentiel ?
— Dans sa partie administrative, oui.
— Avez-vous l’occasion d’approcher le président ?
— L’approcher est une façon de parler, disons que je l’aperçois.
— Puis-je vous demander ce que vous pensez de cet homme ?
Elle se rembrunit, ce qui est regrettable pour une blonde, et se lève avec vivacité.
— Je n’ai rien à penser, il est le président de ce pays, je travaille pour lui.
Je dépose deux sucres (de canne) dans mon caoua.
— Oh, merde, murmuré-je en français, y a vraiment des gens incorrigibles. Un Hitler, ça ne leur aura donc pas suffi, il leur faut la paire !
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