— Vous croyez, señor commandant ? se met-il à espérer.
— Si. N’ayez pas d’inquiétude.
Au loin, droit devant : les feux du port… Des rouges, des verts. Et puis d’autres, plus banaux, moins fanals.
Je consulte ma montre, n’ayant pas de médecin à disposition pour me donner l’heure. Elle raconte deux plombes du mat. Je me livre à un rapide calcul, duquel il ressort (à boudin), en me basant sur les expériences antérieures et en supposant que Chiraco ait assouvi fissa sa frénésie sexuelle, qu’il ne lui reste guère plus d’une heure ou deux à vivre.
CHAPITRE DIX
DANS LEQUEL
JE CONTINUE D’EXISTER
Les bateaux, les beaux bateaux qui s’en vont vers les Amériques , que chantait Germaine Montero, jadis. T’as jamais écouté des disques de Germaine Montero ? Tu ne connais pas les chansons de Mac Orlan ? Elles sentaient bon le goudron, la mer, l’orage, la bière tournée, la pute parfumée. C’était plein de relents de frites et de cul, avec, en loucedé, l’amour. L’amour maladroit et épique des gens de passage qui se cachent dans les cynismes pour ne pas être tentés de s’arrêter une fois pour toutes, histoire de mettre leur vie à l’heure.
Moi, débarqué du rafiot (tiens, j’ai seulement pas eu l’idée de regarder son blaze) je me paie un panoramique sur le port. Qu’il soit nordique ou sudique, un port est partout le même : des grues, des rails, des bittes, des môles, des barlus paraissant enlisés dans l’eau noire de mazout.
Tout est silencieux à cette heure intermittente, équivoque, pas vivable. Il n’y a que des fantômes d’acier sombre. Et puis des senteurs nostalgiques et fortes. Et moi, à travers elles, je renifle l’odeur de nos roses pompons de Saint-Cloud. Ça m’évoque mes rentrées tardives, quand notre jardin s’en donne à cœur joie, à la brume de nuit, et que le familier s’habille de mystère. Ce que j’aimerais traverser la tonnelle, en ce moment, et puis ouvrir notre porte et retrouver cet autre parfum du gîte, et les bruits ténus de la maison en somnolence : l’horloge, le craquement des vieux meubles, le léger bruit du commutateur, chez Félicie, qui éclaire pour regarder l’heure, la chère vieille chérie, à jamais bénie.
Pour le moment, Saint-Cloud, c’est une autre planète.
Ça se situe dans les passés floconneux, au radieux pays de la mémoire, capitale Maman !
Bon, que vais-je branlocher, moi ?
J’aurais pu ordonner à mon équipage de rallier un port étranger afin de m’y mettre le nez au sec. Mais il est inconcevable que j’abandonne Berthe, non plus que les trois moukères au fion empoisonné. Cela dit, je détermine mal ce que je peux faire pour elles toutes, les pauvres : Berthe dans les geôles du palais, les trois sœurs à bord du yacht de Chiraco ! Et Chiraco qui doit entrer en agonie, à l’heure où je te cause ! Mon seul espoir est que l’annonce de son décès provoque un sursaut populaire et qu’une démocratie s’instaure dans la foulée. Mais serait-ce la solution de mes problos ?
Aucun véhicule à l’horizon.
Je franchis les lourdes grilles commandant l’accès au port et que personne ne surveille. Le port est construit en demi-cercle dans une anse. Une large avenue misérable le cerne, bordée, de l’autre côté, par des maisons basses. Un immeuble neuf domine le tout, qui héberge la capitainerie, les douanes et autres autorités nationales. Un panneau indicateur annonce que Bravissimo est distant de 15 kilbus. Je ne vais tout de même pas parcourir cette distance à pince !
Des estaminets s’égrènent, mais ils sont fermés. C’est pas marrant, une dictature, ça rend tout le monde casanier, couche-tôt, cafard, marcheur-au-pas, boy-scout, processionnaire. Les anus se mettent à béer, les volontés à s’assoupir, les peuples opprimés ont la sotte impression de faire leur B.A. Ils attendent en catimini des lendemains qu’ils espèrent des autres. Alors ils dorment, tu comprends ?
Je suis drôlement déconfit (d’oie). Drôlement perplexe. Ecœuré par le sentiment que je ne sers à rien, que je suis en rabe, versé dans la cohorte des mendiants. Un mendigot, c’est un individu en trop. Il s’est décyclé tout doucement au point de ne plus rien pouvoir pour lui. Son ultime ressource est de servir d’épouvantail ; les autres le secourent pour chasser leur effroi.
Un coup de vague à l’âme de fond me submerge. Je m’assois sur le muret de pierre supportant la haute grille.
« Allons, l’artiste, tu ne vas pas te laisser couler en queue de peloton ! A quoi ça ressemble, quand on est l’invincible Santantonio ? »
J’en suis là de mon auto-engueulade quand un coup de sifflet de trident (comme dit Bérurier) retentit.
Je sursaute.
Deux ombres surgissent, en provenance d’une guitoune du port. Il s’agit de douaniers…
A quoi bon fuir ? Mieux vaut les attendre de pied ferme.
D’autant que, selon toute vraisemblance, je ne suis pas hors-la-loi dans ce pays. A peine un mort pour les suprêmes instances. Les deux zigotos se pointent au pas gymnastique, en brandissant leurs pétoires. Ils ont le kibour de traviole et quand ils respirent tu vois mourir les papillons de nuit dans leur zone d’exhalaison, tant tellement que leur haleine est insecticide, à force de tequila.
L’un des deux douaniers (il s’appelle Rousso) me demande dans une langue qui tient tout à la fois de l’espagnol et du berger allemand qui je suis et ce que je fous là, à pareille heure.
Je lui réponds placidement que je suis un Français ami personnel et intime du président Chiraco et que, venant de débarquer, je m’aperçois que le chauffeur qui devait m’accueillir m’a posé un rabbit [15] Petit animal britannique, grand amateur de carottes, que l’on dépêche à ses rendez-vous pour vous excuser lorsqu’on a un empêchement. Note du Traducteur.
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Ils examinent le passeport bonne en uniforme que je leur présente, le sergent (suppose que l’un d’eux soit sergent, ça te coûtera pas un pellos de plus) l’empoche et m’intime (puisqu’on est juste entre nous) de les suivre.
Nous nous rendons à leur poste de garde, un aimable local qui pue : les pieds concentrés, le pet en circuit fermé, le tord-tripes épandu, le drap crasseux, le vieux tampon encreur, l’administration sous-développée [16] Etrange expression de la part de San-Antonio qui déteste les pléonasmes habituellement. Note réglée.
, l’iode, et la gomina de bazar.
Si l’on excepte un immense portrait tout flambard de Tiago Chiraco sur fond de drapeau san bravien, tout ici est misérable, funeste et anéantisseur. Il serait impossible à un onaniste convaincu de se masturber convenablement en ce lieu de haute déprime, tant il est impropre à l’imagination, voire à la concentration. Il bannit de l’esprit toute perspective de plaisir. Tu ne penses qu’à Sartre ou à rien (ce qui revient au même, les extrêmes se touchant, les dégueulasses !).
Pour commencer, ces deux messieurs me fouillent. Oh là là, fâcheuse initiative ! et puni soit l’Antonio qui n’a pas eu la présence d’esprit de se débarrasser du para bel homme planté dans sa ceinture.
Ça les remet à aboyer et il ne reste plus que des traces d’espago dans leurs vociférations. Qu’au bout desquelles, ils décident de téléphoner en haut lieu, n’importe l’heure tardive. Et alors moi, tu me connais ? Tout de suite c’est la savate française dans les couilles de l’un et un féroce coup de boule dans la mâchoire de l’autre, histoire de mettre les plaideurs d’accord. Et ça s’étale sans rechigner, ça, madame. Ploum, plok. Descendez, on vous demande ! Les premiers au parquet seront les premiers servis. A savoir que je méticuleuse en les terminant de mon célèbre shoot rémois dans la gueule. Bravo Sana, merci, et revenez nous voir quand vous passerez dans le quartier.
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