A présent, il me s’agit de les mettre vu que la situasse est devenue intenable pour ma pomme, étant prêté qu’ils savent mon identité. Tu comprends ?
Je prie saint Brave de m’éclairer, ne fût-ce qu’avec une petite loupiote. Et je vais te dire une bonne chose : faut pas hésiter à invoquer les saints ; moins ils sont connus, plus ils sont flattés et plus ils te concèdent. Que ces pauvres bienheureux en ont ras l’auréole de voir toujours les quidams s’adresser directement à Dieu. Ça leur donne l’air de quoi, ces pelures, qu’on les passe outre délibérément, kif s’ils n’existeraient pas ? Moi, je vois, saint Brave, en la circonstance, il fait ni une nid d’œufs, m’oblige à tourner la tête vers le fond du gourbi pour m’apercevoir un vélo. Oh, il ne s’agit pas d’un Colnago de course, dix vitesses, en alliage léger. En fait c’est du cycle vétuste, rouillé mais pouvant encore te balader le maréchal-ferrant Dada avec les seize épouses réparties sur le cadre et le porte-bagages. Bref, ce n’est pas un vélo mais une bicyclette. Par mesure de machin, je ligote mes deux douaniers dos à dos, étant à court de liens, puis j’enfourche ma nouvelle monture et vas-y Poupou !
Je fonce, à grandes pédalées grinçantes dans la nuit fraîche. Et je songe qu’il y a des lurettes, toutes plus belles l’une que l’autre, que je n’ai pas fait du cyclotourisme. Dans le fond, c’est un sport qui mérite. Le bas de mon futal roulé dans mes chaussettes, les pans de mon veston au vent, j’appuie fermement, comme un qui sait où il va et qui est pressé d’y parvenir. En fait je me rends à Bravissimo sans idées prélavables (Béru dixit). Simplement parce que c’est là-bas que je devrai « faire quelque chose » s’il y a quelque chose à faire.
T’es content ?
Moi non plus.
Pourtant, j’éprouve une certaine allégresse de chiquer les coureurs de l’âge d’or. Le temps héroïque où le Tour de France se courait en cinq étapes. L’époque de Petit-Breton, comme papa me causait. Il était tout bibace, lui-même dans ces années heureuses. Peut-être qu’il n’était seulement pas né, j’sais plus. Et que c’était son papa à lui qui lui racontait les hauts faits des premiers géants de la route. Tout va si vite. Tout se malaxe si parfaitement que tu finis par intervenir et ne plus savoir qui a vécu le premier, de Gutenberg ou de Blériot, de Victor Hugo ou de Blaise Pascal, de De Gaulle ou de Richelieu.
Le petit oiseau blotti dans mon pédalier gazouille de plus en plus gaiement. Je gravis des pentes, fonce « à tombereau ouvert » dans les descentes, dénoue des lacets, ou encore je « roule à ma main » sur les espaces plats. Le beau langage de l’ Equipe m’arrive pour me survolter. Alors je mets en danseuse, je dose mes efforts, je lance le sprint, je chasse derrière le peloton, je recolle aux fuyards, je revois les échappés, je mène plus souvent qu’à mon tour, je casse la baraque, et autres…
Si bien qu’en très peu de temps je parviens à Bravissimo. Il est haletant, Sana. En nage. En âge de se changer.
Je dois me raser, me baigner, me sustenter, dormir. Surtout dormir, oh, oui ! Alors, tout bêtement, tout innocemment, je regagne mon hôtel.
Faut le faire après avoir pareillement chahuté les douaniers du port, non ?
* * *
Œuf ajaccien (j’en ai classe de toujours dire œuf corse), l’hôtel est fermaga et je dois sonner pour me faire ouvrir. J’interprète différents airs assez péremptoires sur le timbre, dont les plus fameux sont : les trompettes d’Aida, la Marche des Gladiateurs, Sambre et Meuse, enfin, la Marseillaise, paroles et musique de mon excellent camarade Rouget de Lisle. C’est cet hymne vaillant, tellement émouveur, qui a raison du sommeil du gardien de nuit. Il se pointe, maussade, hirsute, vieux, malade. Ses tifs sont gris, mais furent blonds. Son visage est ridé, mais il fut altier. J’ai devant moi le spécimen type du décavé. Le genre d’homme venu de loin et qui s’est mis à mal vieillir dans un pays qui ne lui convenait pas, mais dont il n’a pas eu la force de s’échapper. Souvent, t’as des mecs qui font un complexe de concentration. Ils sont prisonniers par vocation. D’eux-mêmes, en réalité.
Et je mate ses yeux très bleus, à peine cernés par le sommeil.
— Seigneur ! grommelle le bonhomme, d’où pouvez-vous bien venir à cette heure plus que matinale ?
Je lui souris. Son accent : un beurre ! Il y a de la choucroute après les syllabes de l’espagnol qu’il pratique.
— Allemand, hé ? lui dis-je en allemand.
Il opine.
— Réfugié politique, je suppose ? Vous aviez un grade important dans la Gestape ou un service de ce tonneau. A la fin de la guerre, vous êtes parti pour les Amériques. Mais une fois ici, la carburation s’est mal faite. Vous avez créé une affaire qui n’a pas marché. Et, de fil en aiguille, vous en êtes arrivé à cet emploi de veilleur de nuit, lequel n’est lui-même qu’une étape vers le mendigotariat.
Curieux comme je suis cynique et cruel en présence de ce débris de guerre. Pourtant, je n’éprouve aucun ressentiment. A le regarder, ce vieux Teuton, on comprend qu’il a payé chérot son erreur d’aiguillage. Une vie à se disloquer, à abdiquer, à craindre. Trente-cinq piges, bientôt, de délabrance progressive.
— C’est à cause de vos insomnies que vous vous êtes fait veilleur de nuit ?
Il hausse les épaules. Malgré la vacherie de mes paroles, il conserve une attitude de souveraine indifférence. Il décroche ma clé du casier où elle attendait.
— Il doit y avoir du désordre dans votre chambre, annonce-t-il.
— Ah oui, et pourquoi ?
— La police est venue dans la soirée pour fouiller, or les policiers d’ici ne remettent rien en place.
Je prends ma clé. Je regarde Pépé Gestapo. J’hésite.
— Ils n’ont rien dit ? je demande.
— Non.
— Ce n’est guère prudent, hein ? soupiré-je en me dirigeant vers l’escadrin ; mais tant pis, je suis tellement crevé que je m’endormirais sur la bascule de la guillotine si l’on m’y allongeait.
Le veilleur d’ennui fait claquer ses doigts noueux. Dans le hall, ça produit comme le déclic d’une arme dont on retire le cran de sûreté. Je me retourne.
— Quoi donc, Herr Nazi ? je lui fais comme ça, de plus en plus mesquin et imprudent, car ce brave bonhomme n’aurait qu’un coup de turlu à passer pour que ton gentil Santantonio finisse la nuit dans un gnouf pas piqué des charançons.
— Donnez, me dit-il.
Il désigne la clé que je fais sautiller dans le creux de ma pogne.
— Pourquoi ?
Il sort une petite clé de sa poche de gousset.
— Je vais vous en donner une autre.
Et il opère le changement d’autorité.
— J’habite derrière l’hôtel, calle Santiago, au 3, une petite maison accolée aux garages. Ma chambre n’est pas très confortable mais vous y dormirez plus en sécurité qu’ici.
« Ma chambre, c’est la porte tout de suite à droite de l’entrée. Ne faites pas de bruit car j’ai quelqu’un dans l’autre chambre.
Je considère la petite clé qui a succédé à la grosse dans ma paume.
— Vous prenez de gros risques, dis-je.
Il soupire :
— Ça faisait longtemps, ça commençait à me manquer, probablement.
Pas une expression, rien. Son visage ridé demeure imperturbable.
— La solidarité entre gens de la vieille Europe ? insisté-je.
Je l’agace.
— Allez donc vous coucher ! riposte le vieillard en rouvrant la lourde de l’hôtel.
Il attend que je sorte, referme. Le verrou cliquette derrière moi.
La nuit sent l’eucalyptus parce qu’il y a une allée bordée de ces arbres odoriférants tout contre l’hôtel. J’ai un petit moment d’indécision. Le vieux SS me tendrait-il un piège ? Chasse-t-il la prime ? Il lui aurait été cependant facile de me laisser gagner ma chambre du palace, et puis de prévenir les poulets. J’incline à lui faire confiance. On ne peut pas passer vingt-quatre plombes d’affilée sur le qui-vive !
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