Je réprime une grimace d’hépatique en crise.
— Et vous dites que seul son secrétaire a le droit d’y pénétrer ?
— Uniquement lui.
— Vous le fréquentez ?
Elle a un frisson authentique.
— Oh mon Dieu, non, heureusement, c’est un être effroyable.
— Un jeune type étriqué, habillé de noir, avec de grosses lèvres grises et des dents jaunes ?
— Vous le connaissez donc ?
— J’ai eu une conversation avec lui, en effet.
Je réfléchis un petit bout de moment et je murmure :
— Hildegarde, il va falloir que je fasse sortir la grosse femme de cette prison !
— C’est impossible, me répond-elle, à moi, Français !
CHAPITRE ONZE
DANS LEQUEL
LA VIE M’APPORTE UNE DÉCEPTION GROSSE COMME ÇA
Je passe ma matinée à écouter la radio.
Beaucoup de marches militaires, de zizique folklorique, de chants nationaux, le tout saupoudré d’informations tendancieuses et de professions de foi pour célébrer la personne et les grands mérites de Tiago Chiraco. Ce sont des odes, des prières, des cris de liesse. En plein taratata, voilà une voix qui hurle : « Dieu protège à jamais notre indispensable et vénéré président, garant des institutions, puits de sagesse, père du peuple, abonné au gaz, fils aîné de la sainte église catholique apostolique san bravienne ! » Et t’as des chœurs enregistrés qui répondent en canon (naturellement) : Dieu LE protège ! C’est charmant, un poil émouvant, et ça te donne envie d’adhérer au système décimal. Les bulletins se succèdent sans apporter la nouvelle que j’attends. On dit comme ça que le Vénéré est en mer pour inspecter la défense côtière du San Bravo et qu’il va rentrer en fin de journée. C’est tout.
Vers midi, le papa d’Hildegarde se lève. Il vient toquer à ma lourde.
— Heil Hitler ! me dit-il aimablement en ponctuant du salut nazi.
— Heil vous-même, lui réponds-je.
Il se trouble.
— Pardonnez-moi, il s’agit d’une vieille tradition.
— Vous êtes tout excusé, si on ne rigolait pas un jour comme aujourd’hui !
— A ce propos, vous savez que c’est la journée sans rire ? me prévient-il.
— Hildegarde m’en a informé. Vous avez une fille exquise, Herr Veilleur-de-Nuit.
— Mon nom est Erwin Von Mammel.
— Je vous suis infiniment reconnaissant de votre hospitalité, cher ami. Vous prenez de gros risques en m’hébergeant.
Il hoche la tête pour signifier qu’il les accepte d’un cœur léger.
— La police est revenue sur le matin, à l’hôtel, il est bien que vous n’y soyez pas resté… J’ignore ce que vous leur avez fait, mais ils paraissent très décidés à vous mettre la main dessus. Vous aurez du mal à quitter le pays.
— Avec l’aide de la Providence, peut-être y parviendrai-je…
Le gars Erwin paraît se voûter. Sa tête s’incline et il soupire :
— La Providence est morte dans un bunker, à Berlin, en mai 45.
— Dites, vous me paraissez drôlement fanatisé, sans vouloir vous vexer. Vous l’aimiez tant que ça, votre Adolf ?
Herr Mammel se flanque au garde-à-lui :
— Le plus grand homme de l’Histoire ! s’écrie-t-il. Une personnalité immense. Immense ! Il a fait trembler le monde.
— Et puis il l’a eu dans le baba, objecté-je.
— Was, baba ! Nein, baba ! s’emporte Erwin. Il a gagné ! Chaque année qui passe nous prouve qu’il a gagné. Sa chute était un épisode de sa réussite. Il restera à tout jamais parmi nous !
Il joint ses mains, regarde le ciel où une vilaine araignée plus velue que Mme Tito est en train de tisser.
Bon, je vais pas lui bricoler son Führer à ce vieux grognard du nazisme. Il est embaumé dans son admiration pour le Charlot de Munich et rien, aucun argument, aucune démonstration ne saurait l’en arracher. Dans un sens, c’est fortifiant d’être cramponné à un idéal. Ça doit aider à vivre, non ?
— Dites-moi, cher Mammel, il va falloir que je vaque à mes occupations. Pour cela un déguisement me serait nécessaire.
— Hum, hum, répond-il, ce qui n’est pas engageant. Vous êtes si différent des gens d’ici et il y a, ici, si peu de gens d’ailleurs que je ne crois guère aux déguisements, en ce qui vous concerne… Attendez au moins la nuit pour sortir, en plein jour vous n’avez aucune chance de faire cent pas.
Là-dessus, il prépare la bouffe.
* * *
Bon, d’accord, je suis plutôt du genre svelte, pourtant, à mon avis, elle devait être plutôt mastarde, la reine Astrid à Erwin, pour que je puisse passer ses robes. M’est avis que la photo de la chambre remonte aux calendriers grecs, comme dit Béru. L’époque diaphane, ça n’a qu’un temps chez les frangines. L’évanescence, c’est drôlement fugace, crois-moi. Quand elles sont sorties de leurs rêveries adolescentes pour prendre du chibre, les chères compagnes, et qu’elles travaillent des meules à la perfection, elles découvrent les nourritures terrestres ! Alors, se mettent à faire le plein par en haut. Tu les vois dilater des loloches, s’élargir du tour de taille, dodufier des miches, contracter des bourrelets perfidiques. L’épanouissement, qu’on appelle ça dans les bréviaires ! Note que j’ai rien contre. J’aime plutôt bien brosser dans le solide. Les tiges d’orchidées je t’en fais cadeau. Faut que tu disposes de matière première, là comme en tout. Un orifice avec juste son étui, c’est pas joyce, je préfère presque une savonneuse.
Pour t’en revenir, la dame Mammel, elle a dû découvrir la choucroute dans le mariage, et tout de suite après, les haricots noirs san braviens. Ses formes se sont formées puis déformées. En sus, elle était grande. Bref, sa robe à fleurs, tu sais, la bleue que ça représente des volubilis ? Eh bien, j’ai le regret de t’annoncer qu’elle me sied, mon pote. Et tu verrais ton Sana en traveloche, t’aurais un coup à l’aorte et dans sa périphérie ! Je me farde consciencieusement. Toute la panoplie : bleu aux mirettes, noir aux cils, rose à joues, rouge à lèvres, ocre aux pommettes. Tu croirais Marlène Dietrich au temps des cerises, en moins bêcheur, parce que même déguisé je reste simple.
Je noue un foulard sur ma tête, à la mode des gonzesses de par ici. Y a que les tatanes qui ne me vont pas. Elles enflent, mais pas des pinceaux, les mégères, sauf quand elles se traînent vers la ligne d’arrivée et qu’elles commencent à aborder les problèmes cardiaques qui ont fait clamser leurs vieux depuis des lurettes.
— Qu’en dites-vous, Herr Mammel ?
— C’est troublant, assure l’Allemand, on jurerait une femme.
Et il ajoute avec une mélancolie si profonde qu’il ne faudrait pas laisser des enfants s’en approcher de trop près :
— Je ne pensais pas que cette robe aurait encore l’occasion d’être portée.
Son regard hitlérien devient fixe, ce qui est la façon de s’embuer des regards hitlériens. Alors, compatissant, je lui mets la main sur l’épaule.
— Votre fille vous accorde un avenir, herr ami.
— Je sais. Elle est si pure, si innocente. J’ai voulu la préserver de toute souillure. J’espère qu’un jour elle rencontrera un homme digne d’intérêt, aux idées nobles.
— J’en suis persuadé, car c’est un être noble et poétique. Là-dessus, il me reste à vous remercier pour votre aide. Sans doute m’avez-vous sauvé la vie.
En aparté, je me dis que ça doit être peu de chose, ma vie sauvée, comparé aux vies qu’il a dû supprimer.
On se serre la main, il ne peut s’empêcher de me filer un petit « Heil Hitler » à bout portant, manière d’accomplir son petit kanter vespéral.
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