Comme je ne réponds pas à leur question, et pour cause, elles s’écrient :
— Vous ? C’est vous qui avez empoisonné les brigands !
— Moi ! A Dieu ne plaise !
— Si ces hommes sont morts empoisonnés, ça ne peut être que par vous, car vous ne pensez tout de même pas que c’est nous ?
Je ne pense qu’à cela, au contraire. Je dissimule mon indécision derrière un rire plus ou moins bien venu. Après tout, seul compte le résultat. En scrafant ces types, celle qui leur a administré une potion magique nous a sauvé la vie. Quatre vies en échange de quatre autres, c’est un calcul qui se défend. La morale n’est certes pas sauve, mais nos aimables personnes le sont. Et c’est là l’essentiel.
Avant que nous n’abordions les faubourgs, un ronflement de moteur retentit derrière nous. Le premier depuis notre départ de la grotte. Nous nous rangeons sur le bas-côté et dressons simultanément nos pouces. Une fourgonnette Mercedes, blanche et neuve, se pointe dans un nuage de poussière. Docile, elle stoppe près de nous. Un gars de par ici se tient au volant. Il porte de grosses lunettes de soleil formant miroir. Et y a rien de plus indisposant que de voir ta propre gueule quand tu cherches à découvrir celle d’un autre.
— Vous pouvez nous emmener jusqu’au centre-ville, señor ? lui demandé-je avec une grande urbanité et un sourire grand comme sur les affiches qui te disent de placer ta fraîche à la Banque Chmoldu où t’auras tous les avantages : crédit, intérêt, pipe à toute heure, nettoyage de ta voiture gratis et tirage mensuel des bons de caisse, tout ça…
Le gars qui réfléchit grâce à ses lunettes me répond, sans réfléchir.
— Avec plaisir, montez derrière !
Je remercie le serviable camionnetteur et m’empresse de délourder les portes arrière du véhicule. L’intérieur de la calèche est vide, si l’on excepte deux ou trois caisses de bois sur lesquelles nous déposons nos fessiers. La tire repart.
Et moi je te dis que le gonzier ne dorlote pas sa boîte à vitesses. La manière qu’il te pousse la première jusqu’à cent, à en carboniser le moteur, en dit long comme la ligne du Transsibérien sur ses talents de pilote. Avec ça qu’il ne se préoccupe pas des panneaux de vitesse, le chéri. Il bombe plein tube, freinant à mort, virant sec, accélérant de nouveau. On ne tarde pas à avoir la nausée, ainsi embarqués dans la fantasia du Grand Huit. Mes trois connes exclament tant et mieux, en essayant de s’agripper à moi, à moi qui ne m’agrippe qu’à ma dignité masculine. Heureusement que le centre de Bravissimo n’est pas loin.
Pas loin ? Voire…
Cinq minutes s’écoulent à ce rythme d’enfer.
Puis dix, puis un quart de plombe.
M’est avis que le chauffeur n’a rien pigé à ma requête et qu’il se rend plus loin que la capitale. La seule route qui aille ailleurs mène au port, distant d’une chiée de kilomètres (au moins). Furax, je me mets à tambouriner contre la cloison qui nous sépare de ce Fangio san bravien. Fume ! C’est du Havane ! Il continue de rouler, le panard au plancher, l’horrible.
Je gagne la porte du fourgon en titubant et empare la poignée. Fatalitas, elle est bloquée ! J’ai beau escrimer, jurer, sacrer, pousser, cigogner, liturger [11] Nous avons demandé à San-Antonio la signification du néologisme liturger, employé de manière nous semblait-il anarchique dans ce paragraphe. Il nous a répondu que nous devions aller nous faire foutre. Nous avons suivi son conseil et avons lieu de nous en féliciter. Les Éditeurs.
, il m’est impossible d’ouvrir.
— Au secours ! Au secours ! glapissent mes pisseuses, épouvantées.
— Allons, allons, du calme, mes chéries ! leur dis-je sévèrement, avec la dignité d’un commandant de Boeinge dont trois moteurs sur quatre sont en flammes et qui fait juste comme si la climatisation était mal réglée ; un peu de dignité, que diantre !
Elles se récupèrent tant bien que mal.
— Mais qu’arrive-t-il ? demande celle du milieu.
— Ma poule, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de Charybde, ce monstre fabuleux qui gardait l’entrée du détroit de Messine. Il avait la foutue manie de gober les navires qui se présentaient. Alors les pauvres marins, pour ne pas se faire glouper comme des huîtres, changeaient de cap ; las, ils tombaient sur Scylla, un autre monstre, à six têtes celui-là, qui n’en faisait que six bouchées ! Il vient de nous advenir une aventure similaire à celle des matelots en question ; ayant échappé à Charybde, nous venons de tomber sur Scylla. Si la formule vous plaît, conservez-la en mémoire de moi, mes belles, car je viens tout juste de l’inventer.
Elles ne m’écoutent pas.
Pleurent.
Drôle que les larmes rendent sourd. C’est pourtant ainsi. Le véhicule utilitaire continue de bomber. Nous de ballotter. Faudrait quelque chose d’un peu contondant sur les bords pour briser l’une des deux vitres dépolies (pour être au net) enchâssées dans chacun des panneaux. J’essaie avec ma godasse, seulement nous avons affaire à du verre incassable.
Soit : attendons.
Il finira bien par se passer quelque chose ? Fatalement nous devrons nous arrêter. Une voiture à moteur a besoin de carburant et doit se ravitailler. Quand bien même nous serions en route pour la Terre de Feu, nous observerons des haltes.
Je leur explique ça. Elles s’entraînent à paniquer, mes belles radasses dorées. A sangloter comme des fillettes.
— Quel pays, chevrotent-elles, on s’en souviendra !
Dieu les entende !
* * *
Au bout d’une heure, comme prévu, la fourgonnette stoppe. Aux bruits, je me rends compte que nous nous trouvons dans un port, à cause des sirènes, des halètements de bateaux, des ferraillements de grues.
— Aidez-moi, les mômes, on va leur jouer une bacchanale de notre cru pour donner l’alerte.
Et, prêchant l’exemple, je me mets à frapper les tôles des pieds et des poings en hurlant à m’en déchirer le corgnolon. Mes aimables compagnes font de leur mieux.
Pas longtemps. Au bout de quelques minutes, nos membres s’engourdissent, deviennent lourds, lourds, aussi lourdingues que nos cerveaux.
On se laisse tomber sur le plancher.
Me semble reconnaître une odeur chimique…
Et également percevoir comme un chuintement.
Vu, compris : on nous gaze pour nous assagir. Cette Mercedes est vraiment bien équipée.
CHAPITRE SEPT
DANS LEQUEL
JE ME FAIS DE NOUVELLES RELATIONS
Valse…
Bal, petit bal, que chante le bon Francis.
Je ne suis pas endormi. Non, ç’a été juste un grand moment de langueur, très agréable, infiniment reposant. Et à présent ça danse. Et je songe à des endroits de ma vie où ça guinchait. Je déteste danser dans une salle faite exprès pour. Je trouve ça con. Lugubre. Des mecs qui se penchent sur des nanas en attente :
— Voulez-vous m’accorder ce tango, mademoiselle ?
Le mieux, carrément, ce serait de demander :
— Voulez-vous m’accorder votre cul ? J’ai un membre de dix-huit centimètres de long sur quatre de diamètre.
Ça serait plus franco, logique. Sympa.
Mais non, leur faut l’hypocrisie : jerk, slow, la trémousse, le frotte-nombril, la sueur, zizique en tête, zizique en cul !
Pour moi, danser, c’est un soir, dans une chambre, la femme que t’aimes, que tu viens de baiser royal et t’as la reconnaissance qui te déborde de partout. Et voilà que la radio joue un truc à fendre l’âme. Alors tu la prends dans tes bras, doucement, dans les pénombres, et tu te mets à danser sur place, que ça vaut pas le coup de voyager aux quatre coins de la pièce. Il suffit, comme ça, de la serrer, toute nue, contre toi, nu aussi. Une légère agitation, à peine, pas besoin, la danse c’est intérieur, c’est dans ta tête, c’est dans ton cœur, lové au fond de tes couilles. Alors bon, tu fermes les yeux. Tu la respires comme une fleur dans le jardin, au matin, avant que les chimisteries de la ville voisine viennent s’y déposer. Tu danses ton ivresse de l’aimer et de te régaler d’elle. T’accueilles la musique parmi vous deux, dans votre intimité, parce que c’est beau, la musique ; que ça va avec tout, surtout l’amour.
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