Maintenant la nuit est tombée comme des valeurs françaises à la Bourse de Paris en période pré-électorale. On ne voit que les lumières de Bravissimo, sur la droite. Un brin de lune essaie de percer les nuages pour mirer son minois dans l’océan, mais un orage se prépare, qui va nous plonger sur les endosses avant longtemps.
Curieux personnage, ce Chiraco. Je parviens mal à comprendre d’où lui viennent ces brusques changements de cap. A la seconde, il repousse l’instant en cours pour le condamner et s’orienter vers autre chose d’absolument différent.
— Bon, allez, on décarre, mesdemoiselles, car il va tomber des hallebardes : ce pays est une cabine de douches.
Nous remontons dans la guinde et je serais infoutu de te préciser si cette fois-ci, la grognace qui se tient près de moi est la même que précédemment.
Ainsi que je viens de le pronostiquer, la flotte se met à tomber. Diluvienne, ça, n’ayons pas peur du mot. Si drue, si intense, qu’il est inutile de vouloir conduire sous ces trombes. On remonte toutes les vitres et on attend que ça se passe. En moins de deux — pas même : en moins de un — les vitres sont couvertes de buée. On a l’impression de se trouver dans une cloche de plongée et de reposer à des profondeurs vertigineuses. Mes petites camarades gloussent d’effroi, comme quoi c’est la fin du monde. La carrosserie de l’auto est un tambour où bat une charge effrénée. Le ruissellement de l’eau est si violent que le véhicule remue, par instants, sous des poussées féroces. Cela dure quelques minutes, et puis, vlouttt, tout s’arrête presque instantanément. Et le calme revient. On n’entend plus que l’écoulement de la tisane sur le chemin. J’actionne le contacteur, en redoutant que l’allumage ne soit noyé, mais non, ces tires américaines font peut-être quincaille, il n’empêche qu’elles sont robustes. Je démarre. Que se passe-t-il, maman ? Voilà que mes roues ont de la peine à tourner et qu’elles produisent en le faisant un infernal bruit de casseroles vides attachées à un pare-chocs.
— Qu’y a-t-il ? demandent les souris.
— Je crains bien d’avoir un pneu crevé.
Je descends regarder. Il était optimiste, l’Antonio : ça n’est pas un, mais deux pneus qui sont nases. Ceux de l’arrière. Comme je ne dispose vraisemblablement que d’une roue de rechange, il va nous falloir rentrer à pincebroque.
J’annonce la bonne nouvelle à mes donzelles, en précisant que nous ne sommes pas éloignés de la ville et que ce sera l’affaire d’une demi-heure de footinge.
Elles renaudent comme des perdues, ces flemmardes.
On vit des temps où l’homme refuse d’utiliser ses jambes. Il veut bien faire du ski, du tennis, du golf, mais marcher pour tout simplement avancer, user de ses guibolles comme d’un mode de locomotion, ça le terrifie. Il a pas conscience de l’à quel point tu te retrouves vite ailleurs en plaçant un pied devant l’autre.
Faisant contre mauvaise fortune ce que tu sais, elles adoptent une formation de girl-scouts. Et c’est juste au moment d’emmener ma patrouille que je réalise la situasse. Nous ne sommes pas seuls. Dans l’ombre, assis sur des rochers mouillés, se tiennent trois gaziers, un flingot entre les jambes. Ils sont torse nu, simplement vêtus de shorts détrempés, et leur peau basanée se confond avec les ténèbres.
Me faut un bout de moment avant de pouvoir distinguer leurs vitrines. Je mentirais en les prétendant patibulaires. Il y a même quelque chose de rigolard sur leurs bouilles.
— Hello, señor et señoritas ! lance l’un des trois lascars.
— Ça consiste en quoi ? lui demandé-je.
Mes nénettes se sont blotties contre moi, trouillardes que tu peux pas imaginer comme. J’ai toutes les peines du monde à respirer.
— Nous sommes de pauvres partisans, m’assure mon interlocuteur.
— Partisans de qui, partisans de quoi ?
— D’autre chose, señor . Nous combattons le tyran qui mène le San Bravo à la ruine.
— Vous avoueré-je, messieurs, que nous sommes des étrangers peu concernés par la politique de ce pays ?
— Vous êtes fatalement concernés puisque vous en foulez le sol, vous et ces jolies dames, señor.
— Ne serait-ce pas vous qui, profitant de l’orage, avez crevé les pneus de ma voiture ?
— C’est bien nous, señor. Et nous crèverons tout aussi bien vos peaux si vous refusez de nous suivre.
C’est dit gentiment, mais fermement, et tu piges très vite qu’il faut pas confondre cet avertissement avec la dernière de Marius et Olive [9] A propos de « Marius et Olive », pourquoi les histoires belges ont-elles détrôné les histoires marseillaises ? Et pendant que je suis sur ce chapitre, laisse-moi te préciser une chose. On appelle « histoires belges » des histoires flamandes. Les Belges wallons, eux, ne sont heureusement pas plus cons que toi, et même, tu vois, je me demande… C’est un auteur épris de justice qui dépose au bas de cette page ce rectificatif.
vu que ça nous entraînerait tout droit aux conséquences.
— Vous suivre où ? questionné-je, avec un sourire tout pareil au sien, au point qu’ils pourraient, l’un et l’autre, le phénomène d’osmose jouant, passer pour jumeaux.
— Pas très loin, señor .
— Et pour quoi faire ?
— Du bien, assure le guérillero qui a un certain sens de l’humour. Mais rassurez-vous, nous n’allons pas loin.
Nous nous mettons à caravaner en compagnie de ces messieurs. Chose curieuse, je me sens presque en confiance ; ce sont des hommes qui imposent leur façon de voir, et qui ne te font pas de mal pour peu que tu ne la contrecarres point. Très sympas, vraiment.
Chemin (muletier) faisant, je demande au parleur (qui doit être le chef du moment qu’il parle), ce qu’ils attendent de l’avenir, lui et ses péones.
— La liberté, señor , répond-il. Certes, il y a des menées communistes, très larvées, mais nous avons un autre idéal. Le San Bravo était un paradis avant la venue de Chiraco. J’aspire à ce qu’il le redevienne. On nous a surnommés « les combattants de la pluie » parce que notre tactique consiste à frapper pendant les orages qui stoppent tout. Vous en avez eu la démonstration.
— Excellente technique, mon bon ami, ne puis-je m’empêcher de convenir, en homme d’action sachant apprécier les hauts faits des autres hommes d’action.
Nous marchons pendant une solide demi-heure d’au moins trente minutes le long d’une sente caillouteuse. Ce point du San Bravo est d’origine volcanique et les roches y sont d’un gris d’éléphant. Les pieds chaussés de cuir glissent dessus comme sur des peaux de banane, ce qui freine considérablement notre déplacement. Un grondement lointain retentit, qui fait songer au tonnerre. Au fur et à mesure que nous avançons, il s’amplifie, se précise, devient fracas. Nous finissons par déboucher sur la rive tourmentée d’un torrent épais, aux eaux brunes, qui cascade à tout-va, s’engouffre dans des abîmes rocheux pour en rejaillir en furie et se précipiter vers de sombres étranglements dans lesquels il mugit. C’est beau, saisissant. Le bruit surtout te cisaille les nerfs. Rien de plus efficace que le bruit. Rien de plus réduisant pour l’homme. Fous-lui une monstre chiée de décibels dans les portugaises et il est à merci, l’homme. Tout égrotant, flagadant des membres. Pourquoi les Germains avaient-ils équipé leurs Stukas de sirènes infernales pour piquer sur nos colonnes, tu crois, hein, l’abbé ? Parce qu’ils avaient pigé l’effet dislocateur du bruit.
En parvenant en bordure de ce coursier d’eau bourbeuse, les trois sœurs Frangipane se plaquent les paluches sur les manettes, tant tellement que ça leur chtirbe les tympans, cet infernement. Elles poussent des mimiques affreuses de constipées irrécupérables. Alors le chef du détachement nous guide vers une chute d’eau comme s’il nous engageait à prendre une douche à quinze kilos de pression. On croit qu’il va se filer la pipe sous la flotte, mais non, il contourne la chute et s’insinue entre l’eau et la paroi rocheuse. Ses guérilleros nous obligent à le suivre. On. Nous sommes copieusement aspergés au passage par les éclaboussances impétueuses. C’est le Niagara en plus petit, les cataractes du Zambèse (Zambèse et des moins belles !). Et puis on se trouve devant une ouverture rectangulaire. Nous pénétrons à l’intérieur d’une grotte que je te dis que ça. Deux cents mètres carrés environ. Tout ce qu’il faut pour séjourner dans des conditions valables : réfrigérateur à piles, canapés, lits, bibliothèque, tables, chaises, football de table, yaourtière à pédale, pèse-bébé, sauna, jeu de fléchettes dont la cible représente Tiago Chiraco (chaque œil vaut cent points), cinéma porno, poupées gonflables, caisse de retraite des cadres, stand de tir, et j’en passe dans l’immédiat, trop sollicité par ce qui est étalé céans, et les miches tant tellement serrées qu’on ne pourra plus jamais prendre ma température. Parce que, n’étant pas le dernier des cons, ni même l’antépénultième, je me dis que si on nous a conduits ici, c’est qu’on ne redoute pas une dénonciation postérieure de notre part. Un repaire de cette qualité, pour des gusmen traqués, c’est du beurre. Ils ne vont pas prendre le risque de carboniser leur planque en nous remettant en circulation. Or, comme ils ne projettent pas de nous assurer le gîte et le couvert pendant les cent dix ans qui nous restent logiquement à vivre, c’est qu’ils comptent nous buter.
Читать дальше