Ainsi Tontaine est tonton ! Homme sympathique lorsqu’il est relaxe. Le brave gars qui invente tous les matins l’eau chaude en allant aux chiches. Tonton gâteau, bientôt gâteux. Individu d’élite, prêt à payer cash de sa personne. A mesure que je le considère, je refrène mon envie de lui aligner un doublé dans le râtelier pour me venger de ses coups de genou dans le baignouscoff. La vengeance est un plat indigeste, en fait, et qu’il convient de bannir de son existence, sans aller jusqu’à tendre l’autre joue toutefois. Non plus que l’autre fesse, en ce qui me concerne. Bien. Qu’est-ce qu’on disait ? Les présentations, moui ; la justification de cette intervention brutale, moui. Eh bien, c’est à moi de causer.
— Vous redoutiez quelque danger, chère amie ?
Elle semble un peu ennuyée par ma question (en anglais : my question ).
— Plus ou moins. Il m’est arrivé d’être menacée par téléphone, notez que ça ne s’est pas produit depuis longtemps.
— Ces menaces avaient trait à quoi ?
Elle me désigne le fauteuil que j’occupais avant l’entrée du gladiateur.
— Asseyez-vous, vous allez reprendre un scotch, nous bavarderons. Et vous, oncle Tontaine, un verre de limonade, comme d’habitude ?
— Ce sera pour une autre fois, ma petite Jasmine, s’excuse le chourineur, faut que je rentre donner le biberon de « notre » tout dernier, ça va être l’heure.
Et il me serre la main, qu’enchanté il est de m’avoir connu, et faites excuse pour la manière que je vous ai traité mais allez donc savoir que l’intempestif personnage était le célèbre Santantonio ! Tout ça, avec des frémissements de voix et de regard, des empêtrements de doigts, et les cicatrices qui rougissent.
Ouf : enfin seuls.
— Il est pittoresque, dis-je à Jasmine quand elle revient de la porte palière. Pour une femme seule, c’est parfait d’avoir un doberman de ce gabarit.
Elle hoche la tête.
— Il est très dévoué.
Puis, revenant au gras du problème :
— Comment se fait-il qu’un policier décide d’aller rendre visite à quelqu’un au milieu de la nuit ?
— J’admets que la méthode n’est pas très orthodoxe, conviens-je. Mais l’affaire rebondit et j’ai pour habitude de conduire une enquête tambour battant. Vous pouvez lire mes polars, ça ne piétine jamais au-delà de deux ou trois jours. Je travaille en trombe. On gagne en efficacité.
— Quelle affaire rebondit ? demande Jasmine en croisant les jambes, mais cette fois sans rabattre sa robe jusqu’à terre, ce dont je lui sais gré.
— L’affaire de Bruyère.
Elle sursaille :
— Quoi ! Voulez-vous dire que Gaspard serait innocent ?
A mon tour de tressauter :
— Gaspard ! Voulez-vous dire que vous connaissez d’Alacont ?
— Ignorez-vous que je suis sa cousine germaine ?
Je prends trois secondes de réflexion, j’en mets deux de côté pour plus tard, et puis je viens m’asseoir sur l’accoudoir de Jasmine.
— Vous savez qu’on entre de plain-pied dans le passionnant, très chère ?
— Pourquoi ?
— Je vais vous dire : parce que ! Mille fois parce que ! Je trouve enfin le lien ! Le nœud georgien, comme se complaît à dire l’un de mes éminents collaborateurs qui est à la langue française ce que le président Carter est à la connerie franche et massive.
— Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans le fait que je sois apparentée à d’Alacont ?
— Le fait que vous soyez apparentée à part entière à d’Alacont, précisément, réponds-je sans : tergiverser, barguigner, hésitation, louvoyer, finasser, prendre de gants, broncher, sourciller. Oh, madame d’Alacont, m’est-il permis de vous appeler Jasmine, à l’occasion de cette grande nouvelle ?
— Mais… pourquoi pas ? répond-elle, surprise — et qui sait ? — charmée.
Je pose ma main du milieu (car je me tiens de profil) sur son épaule.
— Merci, Jasmine. Je sens que nous brûlons. Et brûler auprès de vous, c’est se carboniser. Montrez vos yeux ! Dieu ! qu’ils sont profonds ! Et vos dents ? Dieu, qu’elles sont étincelantes ! Quant à vos lèvres… Vous permettez ? Irrésistibles ! Savoureuses ! Et si douces… Encore ! Si j’étais riche, je ne ferais que ça ! Enfin, presque que ça ! Jasmine, mon cœur, parlez-moi : vous entreteniez de bonnes relations avec Gaspard, n’est-ce pas ?
— Certes, nous l’aimions bien. Malgré qu’il menât une vie quelque peu dissolue et fût en marge de la famille, nous continuions de le fréquenter.
— Bravo. Alors, dites-moi, exquise Jasmine, fais-je à la Veuve Soyeuse, ne serait-ce pas Gaspard qui aurait conseillé à votre Léo de faire traduire son manuscrit par le comte de Bruyère-Empot ?
— Naturellement !
— Chérie ! ne puis-je m’empêcher. Oh ! semeuse de joie, dispensatrice d’allégresse, récompense réservée au dernier chevalier de la police française. Quelle géniale intuition m’a donc guidé jusqu’ici ?
Tout en récitant, je ponctue de baisers fous distribués ici et là, et aussi ailleurs, mais ne le répète pas, car une veuve tient à sa respectabilité plus encore qu’une femme adultère.
Elle objecte :
— Commissaire ! Non, commissaire ! Je n’ai jamais plus eu le moindre rapport avec un homme depuis la mort de Léo.
Et comme j’ai un tendre sourire, elle méprend et exclame :
— Vous ne me croyez pas ? Je vous le jure sur sa mémoire.
Qu’alors là, pardon, excuse, parlons d’autre chose. Une jurade pareille vaut celle de Saint-Emilion. Plusieurs années qu’elle a plus brossé, Jasmine. Quel dommage ! Ces coups perdus ! J’en éprouve un frisson de regrets éternels au ventre. Comme si c’était un hommage au défunt que de lui être fidèle par-delà la tombe. Que merde, moi je serais marida et j’aurais l’idée saugrenue de rendre ma femme veuve, je l’implorerais depuis les paradis de se faire enfiler à la santé de ma vie éternelle. Les toiles d’araignée, c’est pas un hommage. Remarque, je dis ça parce que je suis célibataire endurci jusqu’au fond du calbute. P’t’être que si j’avais une gerce je verrais autrement. Mais je crois pas. Le temps de vivre nous est si chichement mesuré qu’il ne faut pas le foutre sur les voies de garage du chagrin.
Et donc elle effarouche de mes baisers, Jasminette. Ils la prennent de court. La nuit exquise qui nous grise, elle pouvait pas la prévoir. Je lui tombe dessus à l’improvisation, comme dit mon cher Béru, l’haltérophile de fer.
— Ma Jasmine, dis-je, une rubrique est à développer dans cette affaire, c’est celle du document chinois. Est-il exact que Léo l’ait trouvé parce qu’il avait brisé la potiche ?
— C’est exact.
— Et ce parchemin l’intriguait ?
— Beaucoup ; il faut dire que mon mari possédait, professionnellement, un esprit curieux. Il a montré sa trouvaille à des Chinois qui furent infoutus de la lui traduire. Un soir qu’il racontait son aventure à Gaspard, ce dernier lui a conseillé d’aller chez son oncle, en Sologne.
— Et alors ?
— Léo a pris rendez-vous et s’y est rendu en effet. Le vieux gentilhomme s’est montré très intéressé et a promis son concours. Un peu de temps a passé. Un jour, M. de Bruyère a téléphoné pour prévenir mon époux que des gens avaient pris contact avec lui, qui lui offraient le pactole en échange du document.
— Intéressant.
— Léo, pour le coup, a été franchement passionné par l’aventure et a pressé le comte d’achever sa traduction. M. de Bruyère-Empot a promis…
C’est elle qui, à présent, entreprend de me caresser. Et moi, rendu mufle par la curiosité, j’écarte sa main de mon chapiteau Jean Richard-Bouglione.
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