D’où me vient cette certitude ?
Je passe en revue les personnages, ceux que j’ai rencontrés et ceux dont je ne sais pas grand-chose : le pauvre d’Alacont sur son lit de misère, les Mouillechagatte un peu tordus, tout feu tout flamme et grandes gueules, Marie Tournelle dans son hospice kafkaïen, et qui fut, jadis, la déniaiseuse du comte de Bruyère. Son fils, le Riri plus ou moins pincecorné, qui reconnaît s’être approprié les fameux documents chinois et les avoir vendus. L’épouse morte mystérieusement en Grèce peu de temps après son mari. Une actrice anglaise excentrique, vigoureusement haïe par les larbins du comte. Et puis, Léon de Hurlevon qui déniche des parchemins dans une potiche vénérable et qui se tue à moto le jour où est tué le comte, sur la route conduisant à son domaine. Et encore ces gens soudoyant le domestique…
Qu’est-ce qu’elle manigancerait avec tous ces produits de la ferme, la mère Christie ? Elle le reconstituerait comment, le puzzle ? Manque-t-il encore des pièces ? Ou bien me suis-je embarqué dans une affaire toute solutionnée ? Mon pif ! Il a bon dos, si je puis dire. Mes impressions aussi. Maigret ! Tu parles : maigrelet, ouichtre ! Le neveu est le coupable idéal : voyou, acculé, visite inopinée à son tonton qu’il ne voyait jamais, va se balader dans la forêt où le comte baise et chevauche, l’aperçoit mort, tué avec son propre pistolet ! Yayaille, résumé aussi abruptement, tu ne mets pas un fif sur le numéro de son dossard à Gaspard. L’infortune de Gaspard ! Et comment qu’il est le coupable rêvé, désigné. Qu’ils ont bien fait de l’embastiller et condamner, je gage. Et moi, grosse glande, parce que Mayençon Clovis a fait des photos de sous-bois, je prétends annuler ce qui précède, tout recomposer autrement.
Le torticolis me prenant, je cherche quelque chose à me filer sous la nuque. Ne trouve rien de mieux que l’annuaire du téléphone. Un peu duret, mais quoi, les Japs dorment avec une bûche de bois en guise d’oreiller, à ce qu’on m’a dit. Tu m’objecteras que ces cons-là ont les cervicales blindées et le trou du cul plus grand que les yeux, certes, mais enfin ils savent ce que c’est qu’un traversin, alors s’ils ont choisi la bûche, c’est qu’il y a tout de même une raison, non ?
Du moins c’est ce que je pense ; toi, tu fais comme tu veux, hein ? J’oblige personne.
C’est dans le menu courant de ma vie que le destin se manifeste le plus volontiers. Au moment où je vais disposer l’annuaire contre l’accoudoir, il choit sur la moquette. Je le ramasse. Et…
Mais non, tu ne vas pas me croire, t’es bien trop sceptique. Et moi, je suis ton antiseptique.
Et pourtant.
Tu veux que je te dise ?
Le veux vraiment ?
D’accord.
Mais auparavant on va laisser passer une page de publicité :
Bon entendeur, salut !
Ne gaspille pas ton sens auditif pour une ouïe ou pour un gnon.
Au lieu d’écouter aux portes, écoute plutôt les émissions de Pierre BELLEMARE.
Enquêtes — Variétés — Filatures.
Pierre BELLEMARE, l’homme qui ne laisse rien passer… sauf les pages de publicité !
Donc, l’annuaire a chu, je l’ai ramassu et regardu machinalement.
Voire…
Tu crois souvent à la machinalité de tes actes alors qu’ils te sont dictés par l’instinct.
Ah ! l’instinct, quelle performance !
Que lis-je, au sommet de la page droite, donc une page impaire, passe et manque, un nom.
Un nom tout seul au-dessus des autres perce que c’est celui qui commence la première colonne : Hurlevon .
Abruti comme je te sais, t’auras peut-être oublié que c’est là le patronyme du photographe de presse qui découvrit le manuscrit ancien dans la potiche chinoise. Je te le remémore à toutes fins inutiles.
Hurlevon . Tout en haut de la page… Comme il se doit [9] Moi, je me comprends, mais t’es pas obligé.
.
Je lis : Hurlevon (de) Jasmine. 14, rue de l’Abbé Désange, Paris 8. Tél : X [10] Je ne te révèle pas le numéro, des fois que t’aurais l’idée de faire tarter l’abonnée.
.
J’ai omis de demander au Gravos l’adresse de feu Léon de Hurlevon. Mais peut-être s’agit-il de la sienne. De toute manière, il n’existe pas d’autres Hurlevon dans l’annuaire.
Ma tocante indique zéro heure quarante-huit (c’est une montre digitale à quartz, de ces breloques à la con qui mobilisent tes deux mains avant de te donner l’heure : le poignet gauche pour la porter, la main droite pour déclencher son cadran lumineux). Ce n’est pas une heure décente pour tubophoner, je le sais. Mais il se trouve que mon sommeil s’est volatilisé et que je me sens infiniment disponible.
Voilà pourquoi je vais m’asseoir à mon bureau, afin de composer ce fameux numéro que je me garderai bien de te révéler, pauvre gonfle, toujours à mijoter des plaisanteries de débile invertébré.
Le Seigneur, qui n’a rien de particulier à fiche, cette nuit, est avec moi, car le biniou n’a pas le temps de grelotter deux fois. On décroche. Une voix féminine, plus incisive que mes huit réunies dit : « J’écoute. »
Santantonio (comme ils disent tous, ces cons, en oubliant mon mignon trait d’union quand ils écrivent mon blase, pour comble) plonge.
— Pourrais-je parler à Mme Jasmine de Hurlevon ?
— C’est moi.
Je me ramone la gargante.
— Pardonnez ma question, mais êtes-vous apparentée à Léon de Hurlevon ?
— Je suis sa veuve, pourquoi ?
Je pousse un glaoupe de joie irrésistée. Kif le mec qui veut s’éviter d’exclamer « Dieu soit loué », vu que ça ne se dit plus beaucoup dans les salons littéraires.
— Ici Edgar de Triage, fais-je, pensant qu’une petite particule vite-fait-sur-le-gaz ne fait pas mal dans le tableau pour parler à une de Hurlevon, le fût-elle, la futile, par alliance.
— Oui ?
Elle attend la suite. Prudence est mère de la Sûreté Nationale, comme chacun sait.
— J’ai été l’ami de Léon, jadis ; nous avons fait, notamment, un séjour en Chine Populaire aux basques d’un ministre à la noix. Il a dû vous parler de moi ?
Ce toupet ! comme disait Mayol.
La veuvette réfléchit.
— Voulez-vous me rappeler votre nom ?
— Edgar de Triage.
Elle place un silence entre ça et ce qui va suivre.
— N’avez-vous pas un sobriquet ? me demande-t-elle.
J’hésite pas :
— J’en ai même plusieurs. Duquel ce pauvre Léon vous a-t-il parlé ?
Elle ricane :
— Houmf, pas très correct.
— J’en ai entendu d’autres.
— Big-Nœud !
Merde, tu diras pas, mais c’est admirable, le hasard, non ? V’là que je cadre pile au descriptif.
— Yes , madame. Comme je n’ai pas le bonheur de vous connaître, je m’abstiendrai d’ajouter « pour vous servir ». D’ailleurs ce serait déplacé. Dites, j’arrive de Hong-Kong, et je n’ai personne à Paris à qui rendre visite. On ne pourrait pas se rencontrer pour causer un peu de Léon ?
— Volontiers, dit-elle sans, tu sais quoi : barguigner.
— Quand ? haleté-je.
Elle pose la question que je n’osais espérer :
— Où êtes-vous, là ?
— Roissy-Charles de Gaulle.
— Si vous n’avez pas sommeil, venez prendre un pot.
— Sommeil ! J’ai dormi dans l’avion depuis l’escale de Bombay. O.K., j’arrive. Mais ça ne vous embête pas ?
— Pensez-vous, une occasion de parler de Léo, je ne puis la laisser passer.
J’aurais dû me gaffer que Léon de Hurlevon était surnommé Léo !
Je file au cabinet de toilette me donner un petit coup de rasoir et me lotionner un peu la frite.
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