— Cher Rouillé, lui dis-je, l’usage de ta loupe me trouble, si je puis dire. Au plan de la volupté, saurais-tu m’expliquer son intérêt ?
Il hoche les épaules et hausse la tête simultanément, ce qui fait que je m’embrouille dans l’énoncé de ce double mouvement.
— Eh bien, pour tout vous dire, monsieur le commissaire, je suis fasciné par la vision macrocosmique de l’univers tout autant d’ailleurs que par sa vision microcosmique. Le phénomène d’agrandissement et celui de réduction exercent sur moi un attrait particulier. Gigantisme et nanisme me passionnent. Ils constituent, lorsqu’ils sont provoqués, une espèce de poésie par métamorphose. Un coït, surtout lorsqu’on en est l’auteur, revêt un intérêt bien plus grand s’il est surdimensionné. Dans le cas présent, je regardais mon sexe pénétrer celui de Mme Sonia et j’étais béant d’admiration. L’acte prend un aspect inconnu qui le sacralise. Pourquoi le poster connaît-il une telle vogue, monsieur le commissaire ? Parce qu’il disproportionne ce que vous savez déjà sous un aspect immuable. Je voudrais vous faire comprendre tout le…
— Merci, l’interromps-je, et repos : j’ai parfaitement saisi la subtilité de ta démonstration, Rouquin. Tu es un poète de la baisance, seulement, comme tous les vrais poètes, tu es plus vicieux qu’un ouistiti. Navré de vous avoir dérangés, mes amis. Je vais me retirer très discrètement afin que vous puissiez achever dans le calme ce que vous aviez si bien commencé.
— Non, non, proteste Mathias, l’élan est interrompu. Si Mme Sonia le permet, nous reprendrons cette conversation demain entre midi et deux heures à l’hôtel de L’Équateur et des Deux hémisphères réunis . J’apporterai des sandwiches et une thermos de café fort.
Sonia la tope.
Je lui demande s’il convient de lui appeler un taxi, ce qui est une fin de foutre-à-la-porte presque élégante. Elle répond que non-non-pas-la-peine-je-vais-aller-prendre-un-pot-au- Glandulair’s Bar -rue-de-Ponthieu (dont il ne faut pas prendre les enfants pour des canards sauvages). On la regarde, avec intérêt, voire émotion, réintégrer sa culottette si mignonne, si superflue, puis son collant à la con, se draper dans sa jupe à plis froufroutants, et enfin monter dans ses chaussures à hauts talons, la chérie. Combien c’est gracieux, une femme. Ses gestes, volumes, mimiques, sa grâce, sa sensualité. Qu’on ne les baisera jamais assez, ces rares salopes. Sublimes fumelles, nom de Dieu ! Avec plein de cul et nichons, volumes divers d’été, de demi-saison. Fentes enfiévrées. Sourires damneurs. Œillades assassines, les gueuses meurtrières. Et tout, toujours renouvelé, convoitant, certain. En plus, des garceries connasses à vouloir l’égalité avec nous autres pommes à l’huile. L’égalité avec nous qui vivons à leurs pieds mignons, à leurs genoux bien lisses, à leurs chattes mignardement frisées. Hmm, y a bon Banania ! Égalité de quoi, mes reines ? Égalité pourquoi, mes déesses ?
Égalité pour crever en même temps que nous, vous qui nous survivez si bien ? Égalité pour devoir baiser sous condition d’érection, vous qui n’avez qu’à ouvrir les jambes et à bramer « ah ! qu’c’est bon » ? Égalité pour devenir chauve, vous qu’on enterre avec des tignasses de horse-guard ? L’égalité pour marcher au pas, dans les défilés militaires, vous qui semblez si connes quand la chose vous arrive, avec vos doudounes ballottantes sous l’uniforme ! Ah, sang Dieu de connes, qu’est-ce qui vous passe par la tête ou ailleurs, mes drôlesses ? Vous, pour qui on s’entre-tue, vous, pour qui on se ruine ? J’en ai vu, en train de Pivoter avec moi, si combien dérisoires dans leurs rebellions de salon ! Piétreté d’arguments, vue presbyte de l’esprit. Gamines ! Tiens, suce, ça te fermera le clappoir à débloquer !
Et poum, patatraque, la Sonia s’en va, cliclaquant des talons sur le sol de marbre, tortillant son exquis prose, emportant son parfum, ses effluves, toute l’exquiserie de sa présence. Un baiser à chacun. Elle touche le nœud de Mathias, par sympathie, histoire de lui accorder un petit régime préférentiel, de me rendre jalmince. Mais moi, tu peux aller la faire foutre ! Mon obsédance, c’est Mado Moulfol, et point à la ligne.
J’y vais.
J’y suis : face à mon Rouquemoute télescopé par ma souris. On est à la ligne tous les deux, les yeux dans les yeux. Et on y est bien, ça détend. On ne va jamais assez à la ligne. J’écris trop massif à présent, trop compact. J’abondante. Dans mes débuts, j’avais le sens de la petite phrase courte : Il poussa la porte et entra ; et hop, à la ligne, pas d’histoire ! Les pages de mes polars d’alors ressemblent à des bandonéons étirés. Maintenant, je suis un vrai pro, un vrai Proust ; je peux me permettre d’affronter les longs paragraphes à changements variables. Des demi-pages sans points, parole. Je pagaie à la virgule. La maîtrise, quoi, n’ayons pas peur. Le langage, c’est un cheval sauvage. Au début, quand tu l’entreprends, tu te crois à un rodéo. Et puis tu le domptes et te voilà écrivain de jumpinge : bombe noire, culotte blanche, veste de velours, à te rire des obstacles, enlevant ta monture du genou et du poignet : saute, Ernest, saute ! Faut que ça saute ! Et ça saute ! Tu te paies des sans fautes, qu’à peine t’écornes une haie, parfois, en inadvertance. Et bon, tu continues, continues, ta langue devient haridelle dodelinante. Cheval de corbillard. Moi j’insurge. Me laisserai pas avoir. Mon manège à moi, c’est moi ! Je continuerai de me tourner autour.
— Il me semble que j’avais quelque chose d’urgent à te dire, Mathias, je murmure en le regardant jouer avec sa loupe coïtale.
— Ne cherchez pas, ça va vous revenir, il rigole, l’apôtre.
— Oui, probable. J’ai la tronche ailleurs aujourd’hui : j’oublie Pinaud dans tous les coins et maintenant, avec toi… Bon, arrive, je suis avec un citoyen que je voudrais te confier.
— Pour quoi faire ?
— Un ou deux portraits-robots. N’est-ce point là l’une de tes spécialités ?
La Rouillasse soupire, avec un peu de détresse dans l’exhalaison :
— Tout de suite, commissaire ?
— Et même avant, si tu le peux.
Je vais quérir Riri. Il dort à point nommé et à poings fermés, comme les boxeurs.
Je ne le réveille pas tout de suite. Un mec qui en écrase est révélé à celui qui le contemple. Sans défense, il s’offre à l’examen. Alors je l’examine. Et une chose me frappe : quand il pionce, il n’a pas l’air con du tout. Cette physionomie bêtasse qu’il arbore généralement a disparu. Frappant. Il me semble découvrir un nouveau personnage.
M’étant repu de lui, je lui tapote l’épaule. Il rallume ses fanaux, se redresse.
— Hein ?
— Viens avec moi, l’artiste.
Présentations rapides. J’explique.
— Riri, sais-tu ce qu’est un portrait-robot ?
— Comme dans les journaux ?
— Voilà. M. Mathias ici présent est un orfèvre en la matière. Tu vas lui raconter les deux types qui t’ont acheté les documents. Procède par ordre, posément. Commence par celui qui t’a le plus frappé, dont tu te souviens le mieux. Explique bien tout, en détail. Je peux compter sur toi ?
Il dit qu’oui.
Je les laisse. J’ai les cannes en plomb. Un coup de roupille ne me ferait pas de mal. Pendant que mes deux lascars opèrent, je vais pouvoir m’offrir une ronflette.
Et me voici allongé sur le canapé de mon bureau. Le sommeil tarde parce que j’ai la tronche trop basse. Je me mets à phosphorer dans le noir, ce qui illumine positivement la pièce.
Je me dis : « C’est une histoire apparemment compliquée, mais qui doit être très simple. »
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