— Je pense.
— Alors vas-y, je t’écoute.
Mais avant qu’il ne parle, laissons passer une nouvelle page de publicité.
Que vous soyez fins gourmets ou bouffe-merde.
Et même si votre palais n’est qu’une chaumière…
Achetez le Guide de GAULT et MILLAU
les Toulouse et Lautrec de la gastronomie.
Vous y trouverez, répertoriées, toutes les tables de France, de l’Armée du Salut à l’Élysée-Paul Bocuse.
« Mangez ! Mangez, chers Gault et Millau. Mangez ! Nous ferons le reste ! »
— Alors vas-y, je t’écoute !
Mathias se fourbit l’œil. Nous ne sommes pas encore dotés du téléphone télévisé, mais je détecte la chose au bruit. Quand il se frotte les lampions, cézigman, on dirait qu’il agite un sac de billes.
— Amélia Black est décédée, monsieur le commissaire.
— Pas possible !
— Elle est morte au cours de l’été 76 lors de vacances en Grèce.
— Dans des circonstances suspectes ?
— Extrêmement suspectes ; elle aurait succombé à une trop forte dose de barbiturique (ave Caesar, barbiturique te salutant [7] Totalement con, mais ça me délasse.
) alors qu’elle se trouvait dans un petit hôtel de l’île de Dékonos.
— Elle y séjournait seule ?
— Non, elle était en compagnie d’une bande d’amis internationaux, de ces désœuvrés qui préfèrent une tarte au haschisch à une tarte à la rhubarbe. Comme elle donnait depuis un certain temps des signes de neurasthénie, la police grecque a conclu au « suicide accidentel » et l’affaire n’a pas eu de suite.
— Tu as appris quelque chose quant à son emploi du temps du 4 avril ?
— Tout ce que je suis en mesure de vous dire, c’est qu’elle se trouvait à Paris à cette date. Elle était descendue au Plazo le 2 et elle en est repartie le 10. Il sera long, voire peut-être impossible, de déterminer son emploi du temps pour la journée du 4. Je vais néanmoins faire l’impossible.
— Bravo, et tâche de me donner la réponse avant demain soir…
— Demain soir ! Mais, monsieur le co…
— Quoi, tu ne vas pas me dire que tu baises encore Sonia demain ! Ta pauvre femme va se trouver en manque.
Il rengracie vite fait, glapatouille des trucs aussi inaudibles qu’embarrassés et me promet de se défoncer le prose.
Là-dessus, Alain Ganachet et Alexandre-Benoît Bérurier reviennent, lestés (c’est le coup d’y dire) d’un matériel de choix. Un haltère, mes z’amis, comme le moyeu du Trans Europe Express, avec autant de roues que pour un wagon dudit. Adaptables, tu connais le topo, afin de corser la charge.
Bon, le gars Ganachet se met en tenue, à savoir qu’il pose sa liquette, son bénouze, ne gardant que son père Joseph (j’appelle ainsi son slip car il s’agit d’une Eminence grise), ses chaussettes à injection et ses mocassins pur porc.
Il commence par une babiole de quatre cents kilogrammes, histoire de se faire un poignet. Un rien. T’arrache cette bricole comme tu ramasseras un clop quand tu seras clodo.
La brandit haut, au-dessus de sa tronche. Ça miroite à la lumière du bioutifoule lustre représentant un rouet. Te nous repose l’haltère avec une souplesse telle qu’on ne perçoit pas un bruit. Il laisserait tomber une pantoufle que ça résonnerait bien davantage. Le public applaudit. La mère Béru est fascinée par le gabarit de leur nouveau pote. Faut dire qu’il ressemble à un baobab géant, Ganachet. Velu, musclu, tranquille.
Il rajoute des rondelles. Arrache toujours avec aisance. Bérurier en bave de convoitise.
— Tu t’rends compte, me dit-il, un gamin né avant terme, paraît-il. Un môme trouvé sous la porcherie d’une église. Et d’une église de grande banlieue, pas la Madeleine ! Et v’là ce qu’il peuve faire juste av’c deux bras.
Imperturbable, Adrien, tonifié par le copieux repas de la Bérurière, ranquille d’autres plaques qu’il faudrait que tu te mettes à six pour que tu puisses en soulever une, minable !
Et alors attends, c’est là qu’on confine. Là qu’on va accéder le sublime ; à la pothéose !
Le Gravos, ulcéré de ces peinardes prouesses, vide un verre à vin de marc de Savoie (en provenance directe d’une droguerie de Chambéry). Il clappe de la menteuse.
— Tu permettrais, Adrien, que j’essayasse ? demande-t-il.
Son front est bas, tout soudain, son œil farouche, ses bajoues frémissantes.
Le Ganachet, gentil mais supérieur, murmure :
— Volontiers, mais t’as six cent quarante-huit kilos deux cent vingt-cinq en piste, présentement. Attends que je déleste.
Béru se verse une nouvelle rasade de marc (qui s’appelait encore « grappa » en 1859).
— Déleste mes fesses, tranche-t-il. Tu voudrais pas qu’j’m’entraînasse av’c une cuiller à potage.
A l’instar de son illustre voisin, il se dénude l’hémisphère nord.
— J’garde mon bénouze, avertit Bras-d’airain, vu qu’j’ai oublié mon calcif chez Maâme Lauranton où j’sus été prendre des nouvelles de son mari qu’était été à ses soins au dispensaire lorsque j’sus arrivé.
Radieux, il se pose derrière la barre redoutable de l’haltère, jambes écartées, se frotte les mains comme pour se les assouplir, et exécute plusieurs aspirations, entrecoupées d’expirations, tu t’en doutes.
Enfin il se baisse pour emparer la tige métallique. L’instant est émouvant. Là est le suspense. Va-t-il, ou ne va-t-il point ? Sera-t-il échec et mat ? Parviendra-t-il au moins à soulever l’insolite objet qui ressemble, au milieu de cette salle à manger, à un véhicule pas fini ?
Le silence qui précède pourrait être du grand Mozart (de l’Hôtel de Ville).
Nous sommes fascinés, anxieux. Pour ma part, et pour la tienne, ami lecteur, j’en oublie l’affaire de Bruyère et ses ramifications.
Béru s’arc-boute. Tout se tend en lui. Il profère un pet de stentor à haute et intelligible voix. Omet de s’en excuser. Il violit, se distord. Veines et muscles lui jaillissent. Il pousse un cri profond, décisif, comme seul peut-être un ours blanc, dans la désolation arctique, saurait en émettre. Un léger bruit succède : le pantalon du Gros vient d’exploser, pas de se fendre, mais de se désintégrer positivement dans la région la mieux garnie. Poum ! Un grand rond de cul poilu apparaît. L’homme n’en a cure. Sa volonté indomptable (non, raye indomptable qui est trop banal et remplace par incoercible qui ne veut rien dire ici mais qui fait plus riche), sa volonté incoercible, donc, le surdimensionne. L’haltère remue, l’haltère s’élève. C’est émouvant comme les prémices de l’aviation. S’arracher du sol, tout est là. Elle l’a quitté, le sol, voilà ! La loi d’attraction terrestre ? Tiens, smoke ! L’attraction à laquelle nous assistons est autrement fascinante.
Tout Béru vibre, tout Béru tremble, tout Béru geint, tout Béru se met en pas de vis. Mais l’haltère s’élève. D’un coup miséricordieux ! La voilà là-haut, à côté de la suspension, dodelinante à l’extrémité de ses bras invincibles.
Le Gros va éclater. Non : il tient bon. Adrien Ganachet est vert de jalousie gentille.
A ce moment pile, tout se gâte.
— Coucou ! crie une voix, dans le dos du Gros.
C’est Pinaud qui se pointe par la porte que les deux haltérophiles encombrés ont laissée ouverte.
Ce coucou, c’est le grain de sable, la goutte d’eau, le mot de trop. Il surprend Sa Majesté. Or, on n’a pas les moyens de résister à une surprise, aussi minime soit-elle, quand on est en semblable posture. Le Mastar embarde en arrière. Il lâche l’haltère. Ce qui succède n’a jamais été revu depuis les premiers Chaplin. Les six cent quarante-huit kilos disloquent le plancher. Le trouent, le traversent. Or, ce plancher sert de plafond aux voisins du dessous, tu comprends, histoire de ne rien laisser perdre. L’haltère produit comme une bombe. Le voilà qui choit sur une coiffeuse mignonnement enjuponnée et garnie de miroirs et de flacons en tout genre. Juste au pied d’un lit qu’occupe un couple en train de bien faire : les Crottignard, gens aimables au demeurant, lui employé à la compagnie d’assurance la Libellule, elle conseillère municipale communiste de l’arrondissement, mère de trois enfants et de deux filles. Ce vacarme ! Ce crash ! On croit que l’immeuble effondre. Les Crottignard, foudroyés de stupeur en pleine lime, arrivent plus à déculer. Elle, elle part à hurler comme jamais en prenant son pied. Lui, il aboie un peu, façon loup-garou dans les films d’épouvante anglais. C’est dantesque, imprenable. Pour corser encore, leurs mômes radinent en braillant.
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