— Un bossu ? proposé-je à tout hasard, bien que les bossus de mes relations ne soient pas particulièrement réjouis.
Mais Marie saute sur la propose :
— C’est ça : comme un bossu.
Elle rit à ses souvenirs, à cette vision de Bruyère riant. C’est du présent qui lui dégouline, tout chaud, tout vivant. Clotaire de Bruyère est là, dans l’infâme salon. Et il rit. Et Marie le regarde, l’entend rire avec ravissement, parce qu’il aura été l’homme de sa vie : le bébé branlé, puis l’adolescent culbuteur, et le mari en peine qu’elle devait bigrement remonter contre sa Brioche, je devine…
— Pourquoi riait-il ? insisté-je.
— Je ne sais pas, répond la vieillarde. Je ne sais pas. Il répétait seulement : « la plus grande découverte depuis le feu et la roue, Marie, la plus grande ! » Tout autre lui aurait demandé des explications. Moi, pas, c’était l’habitude. Il m’annonçait des trucs tout à trac, parfois, mais il aurait pas toléré que je le questionne. C’était comme s’il s’était causé à lui-même, comprenez-vous ? Ah ! la cloche ! La promenade, je dois aller. Excusez… J’ai été contente de vous rencontrer. Quand vous reverrez Riri, dites-lui que je suis très bien ici. On a la télévision. Et question nourriture, il ne faut pas se plaindre. Y en a qui rouspètent, moi je ne me plains pas. Tenez, le menu d’aujourd’hui, si je vous disais : œufs durs en salade, hachis parmentier, banane. A notre âge c’est bien suffisant. Les gens creusent leur tombe avec leurs dents.
Elle, pour plus de sécurité, elle fout ses dents dans l’assiette des autres…
Je l’embrasse. Un élan. A cause de Félicie, tu crois ? Oui, peut-être. Je l’embrasse pour Riri. Riri qui s’est enfui en apprenant que j’étais un flic et qui se terre dans les halliers, je présume.
Et pourquoi s’est-il aussi sottement enfui, Riri ? Qu’a-t-il à redouter de moi ?
Serait-ce lui l’assassin du comte ?
Voire le complice de l’assassin ?
Comme j’atteins le bout du couloir, Marie Tournelle me hèle.
— Hé ! me lance-t-elle, n’oubliez pas ce que je viens de vous dire : c’est elle qui a fait le coup !
Une station d’essence.
Ma jauge étant décadente, j’y stoppe. Un jeune pompiste vient s’informer.
— Le plein et le téléphone ! laconisé-je en m’étirant.
Ma tête est comme une cathédrale vide. Le silence y résonne et une petite lumière y brille, qui est la mémoire de feu M. de Bruyère. Le cher homme m’est extrêmement sympathique. Je l’imagine très bien, ce savant bon vivant. Une personnalité, quoi ; mieux : un personnage. Tout était intéressant chez lui : son savoir, son amour de l’amour, la manière qu’il s’est embroqué nounou, et jusqu’à son tardif mariage avec une dingue d’actrice anglaise (pléonasme ?).
« La plus grande découverte au monde depuis le feu et la roue ! » s’exclamait-il.
Mais en rigolant.
Et pourquoi riait-il ? Parce que ce n’était pas vrai, ou bien parce qu’il jubilait d’avoir pu décrypter le parchemin ?
Je pénètre dans la cabine téléphonique gobeuse de mornifle. Il est assez tard, mais je sonne l’Agence. Et c’est Mathias qui décroche.
— Vous tombez bien, monsieur le commissaire, le directeur vous réclame à cor et à cri : affaire urgente.
— S’il rappelle, dis-lui que je ne suis ni à cor ni à cri, non plus qu’à Konakry, rebuffé-je. Je travaille présentement sur une affaire personnelle qui me passionne. A propos, tu m’as excusé auprès de Sonia ?
Je l’entends qui se trouble.
— Eh bien, je… certainement.
— Comment a-t-elle pris la chose ?
— Eh bien…
— A deux mains, n’est-ce pas, et à pleine bouche ? C’est une gourmande. J’espère que tu ne regrettes pas ton après-midi, Rouillé ?
Il bafouille :
— Ce fut très extrêmement réussi, monsieur le commissaire, je vous remercie pour cette marque de confiance. Cette personne voulait savoir mon adresse privée, mais, par mesure de sécurité, compte tenu de ma situation familiale, je me suis permis de lui dire qu’elle m’appelle au bureau.
Je rigole en évoquant la petite Mme Mathias, une teigneuse de grand style, à la voix haut perchée, qui se fait un malin plaisir de transformer, presque chaque année, quelques centilitres de sperme en quelques kilogrammes de môme.
— Tu as bien fait. J’ai un boulot urgent pour toi, grand baiseur.
— Je suis à votre disposition, répond le rouquin, sans ironie la moindre.
— As-tu entendu parler d’une actrice anglaise nommée Amélia Black ?
— Heu, non.
— Moi, très vaguement ; elle a épousé, voici une dizaine d’années, le comte de Bruyère habitant le château d’Empot, Loiret. J’aimerais savoir ce qu’elle est devenue, où elle se trouve, et surtout ce qu’elle fabriquait dans l’après-midi du 4 avril 1976. Tu t’attelles ?
— Naturellement, monsieur le commissaire.
— Actuellement, je suis dans la région d’Orléans, je rentre, tu pourras m’appeler chez Béru, au cours de la soirée. Merde !
Gland comme un fruit de chêne, je contemple ma voiture à travers la vitre de la cabine. Ma voiture dans laquelle on est en train d’injecter du super à j’sais plus combien le litre. Ma voiture dont le pompiste nettoie le pare-brise au moyen d’un petit râteau caoutchouteux. Ma voiture vide.
— Que vous arrive-t-il, monsieur le commissaire ? s’alarme le gars Mathias.
— Je viens seulement de m’apercevoir que j’ai oublié Pinaud.
— Où cela, monsieur le commissaire ?
— Dans un hospice de vieillards.
Le Rouquemoute éclate de rire.
— En ce cas, le mal n’est pas grand, monsieur le commissaire. Il fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre !
* * *
Je pense te l’avoir déjà dit, mais quelle importance ? Tu raffoles tant tellement de la rabâche. Il suffi de te voir devant ton poste de tévé, les périodes électorales, combien tu bois leurs paroles à tous ces nœuds volants, les prenant pour des prophètes, sans piger que ce sont des gus qui font un métier. T’as seulement jamais envisagé la chose sous cet angle, je parie, pauvre bazu. Que ces valeureux facteurs, ils font le métier de politiciens, comme toi celui de plombier ou de chauffeur de taxi. Et si on t’amenait un chauffeur de taxoche devant les caméras, tu t’intéresserais à ses professions de foi ? Tu leur accorderais pour deux francs vingt-cinq d’intérêt hein, l’artiste ? Mon œil ! Que dis-je : mon cul ! Eux, les ticards, ils brodent sur le canevas de leur parti. Leur matière première ? La salive. D’ailleurs, t’as qu’à remarquer le nombre d’avocats qui virent leur cuti pour s’engager dans la ticaillerie. Françaises, Français ! Ils écoutent même pas ce qu’ils disent. Et leurs affrontements où tu t’escrimes à leur donner des points, qu’ensuite, eux autres, vont écluser une boutanche de rouille à la connerie de nous tous, si constante, si facilement épatable. Oh ! merde, depuis le temps que ça dure, et que ça durera encore ! Françaises, Français ! La mouillette, slips imbibés, z’yeux en entrée (ou en sortie) de tunnel. Le palais des mirages. Un jour viendra ! De gloire. Toute honte bue, pissée.
Pour t’en revenir : je pense te l’avoir déjà dit, mais chaque fois que je sonne à la lourde des Bérurier, je m’attends à ce qu’éclate l’air fameux de L’Entrée des Gladiateurs , cet hymne du cirque. En général, les cirques n’ont pas de portes, mais des entrées, et ils en ont plusieurs. Chez le Gravos, y en en a qu’une, modeste, étroite, ça fait plus intime. Le spectacle qui se déroule à l’intérieur t’appartient davantage. Tu en es, pour un moment, le bénéficiaire exclusif.
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