Ne regarde personne, ni rien, pas même son rata grenuleux et vaguement merdique. Perdue en ses pensées, si tu vois ? Encore sous les lustres de son passé sous-préfectoral et consulaire (quel con, çui-là !). Qu’en plus de sa bien élevance congénitale, elle est sourde, la vieille. Archipot ! N’entend plus rien d’autre que ses rumeurs personnelles d’autrefois : Rêve de Valse , Madame est servie, et le bruit des cristaux au buffet, quand les larbins passaient le Viandox.
Marie Tournelle peut donc me livrer ses réflexions sans se gêner.
— Vous allez voir, on va rigoler ! Ne bougez pas, regardez-la bien manger, ça vaudra le coup !
Effectivement, au bout de deux nouvelles bouchées, la consule s’immobilise. De sa main droite elle saisit son face-à-main, le dégaine d’un mouvement identique à celui qu’elle défouraille de l’éventail. Et elle mate sa pitance. Du bout de la fourchette, elle ménage une espèce d’excavation dans le hachis. Nouvel arrêt, perplexe. Alors, délibérément, elle engage les dents de sa fourchette vers le fond de l’assiette, remonte. Et tu sais quoi ? Ce qu’elle arrache à sa mélasse féculente garnie de vianderies de récupération : fonds d’assiette en tout genre, absous par Moulinex, auxquels le broyeur a donné une nouvelle mission culinaire ; tu sais ce qu’elle extrait des parmenteries douteuses, la sous-préfète ?
Un dentier !
Parfaitement : un vieux râtelier aux gencives de caoutchouc, aux dents jaunies comme natures. Elle est là, la chère dame, pétrifiée, monumentalisée par l’horreur, fascinée aussi, tant son effroi l’emporte aux paroxysmes de la contemplation. Merde, je devrais écrire autre chose, tu me fais chier avec tes conneries policiardes, tout ce talent foutu aux ordures, et la vie si courte ! Ah ! je meurs de moi !
Bon, bien, fais pas attention, j’ai mes règles. Je vais poursuivre, m’enfoncer dans le coûte que coûte, l’absolument.
La dadame en satin grand-ducal, son face-à-pogne, un dentier au bout de la fourchette, si abasourdie par sa découverte, chère pauvrette en fin de course. Branlée aux bonnes façons, toujours, dès le berceau promise, tu lui verrais la détresse infinie, tu éclaterais de rire.
La mère Tournelle lui vient au secours, saisit le râtelier à pleins doigts, se l’enfourne tout emparmenté qu’il est, l’assure de ses index habitués. Voilà, il est remis en place, elle prend un autre visage, rigole plus franc, plus massif. Elle est radieuse. Sa voisine tourne alors vers elle un regard de quatre-vingt-quinze kilos, bourré de mépris jusqu’au ras des paupières : les inférieures, celles qui soutiennent.
Puis se lève et écrie d’une voix neutre de sourdingue : « Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent plus ce qu’ils font. » Toute la tablée se met à pouffer, et puis la salle, par contagion, sans bien savoir, de confiance. Un petit avorton qui a sa casquette enfoncée jusqu’aux sourcils, une ogresse au fibrome jamais opéré, des hydropiques, des hépatiques, des vieilles chauves, des aveugles, tout le monde, à se claquer les jambes, à rire en postillonnant le hachis tout azimut, à se contenir les blagues à tabac, à s’en fourbir les couilles flasques, à s’en gratter la barbe, et à péter de joie, à roter de bonheur inconscient. La consule se retire, alors une vieille bâfreuse opère fissa un échange standard entre son assiette et celle à l’indignée. Gloup ! Du rab. Toujours, le monde est en avidité de rab. Vite qu’on crève pour en laisser : les sauterelles. Le grand cycle : bouffer des restes, les asticots, les héritiers confondus dans un même appétit frénétique. Par ici la bonne charogne. A moi, j’en reveux ! J’en ai pas eu mon taf. J’exige mon dû, mes droits ! La loi ! La chère vigilante, écarteleuse, dépeceuse, charognarde. Prenez et bouffez car ceci est ma putréfaction ! Mes résidus. C’est réconfortant, moi je dis, de savoir qu’on va se chicorner un jour pour tes résidus, ton fumier encore tiède. Tu te forges une idée juste de l’homme. Tu abdiques tout orgueil, toute vanité, toute cupidité. On a du mal à s’imaginer l’univers, si minuscule, à quel point il grouille de cloportes.
* * *
Marie Tournelle, elle veut d’abord manger sa banane avant de parler. Sinon, on la lui barboterait recta. Une tigrée, blette des bouts et si chétive qu’elle ferait pas jouir une communiante.
Elle se la déguste avec technique, sa banana, Marie. En expliquant combien qu’il est fortifiant, ce fruit. La v’là gravissimo, soudain. La santé, on ne plaisante plus, c’est sérieux, trêve de déconne et de dentier farceur. Vieillir, on a beau dire : bon bois, bonne race, d’accord, mais faut tout de même y mettre du sien. Si tu n’observes pas les règles essentielles, parvenu à l’âge branlant, tu y vas du pardingue en sapin.
Après la banane, y a le caoua, mais justement, elle est tricarde de jus, la gentille vieille, because son guignol qui est sur la poulie folle, alors on profite pour l’embarquer vite fait, au salon voisin, une pièce apte à héberger celles de Sartre. Huis clos , au milieu de ces fauteuils d’osier déglingués, de ces plantes vertes languissantes, ça paierait, je te promets.
Comme tous les gens âgés, elle n’a que le souci d’elle-même, Marie Tournelle. Les problèmes des autres ne la concernent plus. L’âge fait taire la curiosité entre autres. Qu’on débarque dans sa crèche d’agonisants en goguette ne la surprend pas. C’est comme ça. On est là, et puis voilà.
Malgré tout, pour la bonne règle, je lui tisse un petit canevas maison. Journalistes, nous sommes, habitués de l’Auberge Saint-Hubert. On y a fait la connaissance de Riri. Sympathique garçon, en vérité. Spirituel, cœur sur la main, beau, intelligent, et tout et tout, on lui tartine son cœur de mère, à Marie. Lui mouille et remouille la compresse pour s’attirer ses bienveillances. Note que son fils, maintenant, il est loin de l’asile. Il s’efface doucettement dans ses passés, à la brave femme. Il appartient à une autre époque révolue de fond en comble.
Et bibi, imperturbable, d’expliquer qu’on va écrire un beau livre sur l’affaire de Bruyère. Un gros, avec photos, pour bien narrer l’histoire, ses tenants et aboutissants dramatiques.
Je la branche sur le feu comte. Là, elle décarre à la manivelle. Au début il se produit des ratés, ça tousse et s’arrête, faut recommencer, y aller dans l’obstination gentille. Pas chialer sur le starter tant que le cerveau est froid. Et puis ça se met à tourner à peu près rond, en continu. Et ainsi, on obtient le pedigree à M’sieur de Bruyère, tout bien : elle qui lui a servi de nourrice sèche, positivement, avant qu’elle se fasse épouser par Tournelle, le valet d’écurie, mort il y a longtemps d’un grand coup de sabot dans les couilles en soignant une jument rétive. Le petit comte elle le dit bien : bouclé et déjà vicomté, gentil. La manière qu’elle le branlait un peu dans son berceau pour l’endormir, à la mode paysanne d’autrefois, si efficace. Et puis il grandit. Il est studieux. Premier partout. Il l’aime comme une seconde maman, sauf qu’un matin, il l’enfile, la Marie, tout de go, tandis qu’elle raccrochait les rideaux de sa chambre, juchée sur un escabeau.
Le chéri !
Il était en train de potasser un énorme vilain bouquin relatif à la sémantique dans le mongolien moyenâgeux. Elle accrochait ses rideaux. Il est venu par-derrière, lui a filé la main au réchaud, droit direct, si vivement qu’elle est tombée de l’escabeau. Sans se blesser heureusement car elle a pu s’agripper à Clotaire in extremis (un latiniste comme lui, ç’eût été malheureux, merde !). Ensuite, elle a eu beau protester, lui dire que ça n’était pas sérieux, il l’a embroquée de première, sur son plumard vicomtal, rrran ! Une ardeur d’intellectuel surchauffé. Y a qu’eux pour bien baiser, elle assure, Marie. Si l’intelligence est pas de la partie, tu n’obtiens qu’un coït de taureau. Elle a bien vu avec son mari, ce con, qui fourrait comme il bouffait, les coudes écartés, en faisant un bruit de pompe dégrenée.
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