Par la suite, il a continué de la tromboner de-ci de-là, sa nounou ; pas souvent, une ou deux fois l’an, selon les circonstances. Un type bien, le comte. Un érudit, mais pas maniaque de son savoir, aimant manger et piner, monter à cheval, boire de bons vins. L’homme complet, quoi. D’une gentillesse extrême. Toujours partant pour aider Pierre, Paul, Jacques et les autres. Il aimait s’offrir les femmes mariées, ça ne créait pas de complications. Il possédait une collection de salopes voisines, toujours partantes pour une belle tringlée devant un bon feu de cheminée, arrosée de champagne millésimé.
La vie bien comprise, en somme. Il avait du blé, des terres, des culs, des livres. Savait se faire aimer. Ses travaux étaient reconnus dans le monde entier et il possédait des décorations pis que le maréchal Goering. Des qui lui venaient des Indes, avec des éléphants, d’autres qui comportaient des cocotiers. Tout allait pour le mieux lorsqu’un jour, ayant passé des vacances à Monaco, chez un ami, il a ramené Amélia, une actrice anglaise rencontrée à bord d’un yacht. Et c’est là que tout a changé, basculé. Cette gonzesse, une vraie pommade ! Y avait pas plus chiante qu’elle. Capricieuse et cynique, toujours en quête d’exigences nouvelles à imposer. La vie au château de Bruyère est devenue un calvaire. Les domestiques sont partis l’un après l’autre, à l’exception de Marie et de son rejeton. La débâcle, quoi. Le comte a perdu son entrain, sa joie de vivre. Il ne parvenait plus à travailler, tellement qu’elle lui concassait les roustons, Amélia, avec ses gueulantes et réprimandes, folies en tout genre, débordements. Qu’à la fin, il a plus pu y tenir, Clotaire. Et ç’a été la rupture au bout de deux ans. Il a dû lui lâcher le gros paxif, à cette garce. Mais la liberté, ça n’a pas de prix. Tout cela remonte à une dizaine d’années. Ensuite, ça n’a plus été pareil à Bruyère-Empot. Le châtelain avait paumé pour tout jamais sa bonne humeur. Il s’est réorganisé comme avant, seulement le cœur n’y était plus, après tout, peut-être l’aimait-il, son Anglaise, va-t’en savoir !
Ayant dit, Marie Tournelle se met à glousser. Justement, on repasse un vieux film d’elle cette semaine, y a son portrait dans Télé 7 Jours : Amélia Black dans La Fille de la Rivière Magique. Elle va chercher la revue sur un guéridon de rotin. Nous montre. On voit une photo de dame brune, mais on lui a crevé les yeux, et alors Marie Tournelle baisse le ton pour nous confier que c’est elle qui a fait ça : un petit brouillon de messe noire. « Crève, charogne ! » disait-elle en énucléant le portrait. Une forme d’incantation à elle, venue de son cœur, spontanément. Artisanale, comme magie, mais quoi, Satan reconnaîtra les siens, non ?
— La comtesse est-elle revenue au château ?
— Non, jamais, mais n’appelez pas comtesse cette saloperie de saltimbanque !
— Elle écrivait encore à son époux ?
— Au début, mais il lui a retourné ses lettres sans les ouvrir, et il a bien fait.
— Vous croyez, vous, que c’est d’Alacont qui a assassiné le comte, son oncle ?
Marie Tournelle crache sur la photo sans yeux et referme le journal. Elle n’a pas retenu ma question. Je la réitère. Bien décidé à la lui seriner jusqu’à ce qu’elle y réponde.
Pinaud s’est endormi dans un fauteuil à trois pattes qui est sur le point de s’écrouler. Quelque part dans l’hospice, un carillon Westminster se met à musiquer, et y a rien de plus horrible à entendre, en dehors des pleurs d’un enfant, qu’un carillon Westminster. Moi, j’sais pas pourquoi, mais ça me fait honte.
C’est humiliant comme des hémorroïdes, un carillon Westminster. Et puis ça fait con, quoi. Ça situe. T’as ceux qui en possèdent un, et t’as les autres. Parmi les autres, y en a qui sont récupérables, des qu’on pourrait arracher au flot fangeux de la connerie, à grand renfort… Qu’on parviendrait à dessiller un brin, juste qu’ils aperçoivent la lumière.
Je répète, en prenant dans les miennes les pattounes ravagées par sa vie de labeur de Marie :
— Vous qui fûtes la plus familière parmi les familiers du comte, sa nourrice, sa révélatrice, sa confidente et, plus encore que le reste, sa servante pendant toute sa vie, vous, brave amie, si pleine de sagesse et de sérénité, dites-moi qui, selon vous, est l’assassin du comte ?
Cette fois, elle ricane dans sa barbe, la mère Tournelle. Une jubilation qui ressemble à un jet de vapeur.
— Allons, allons, allons, qu’elle glapouille par trois fois, kif le général quand il écriait « Hélas, hélas, hélas ! » ce grand chéri, bien marquer son sentiment, le désastreux de l’affaire ; il est sûr et certain que c’est elle qui l’a fait tuer.
Et elle désigne Télé 7 Jours , réceptacle de la photo sans yeux.
— Elle lui en voulait à ce point ?
— Une carne, monsieur. Riri ne vous a rien dit ?
— De quoi voulez-vous parler ? éludé-je.
— Le jour de son départ, à cette putain, mon fils a porté ses bagages jusqu’à l’auto qui l’emmenait à Paris. Avant d’y monter, elle lui a dit : « Votre garce de mère et vous êtes heureux de me voir partir, vous avez fait tout ce que vous pouviez pour qu’on en arrive là. Vous vouliez conserver votre mainmise sur Clotaire, n’est-ce pas ? Mais je vous préviens que vous ne le garderez pas toujours. Je mettrai le temps qu’il faudra, je me vengerai !
Marie Tournelle a le visage tout dur, soudain, pareil à un caillou gris. Elle retrouve sa haine engourdie par le temps. La réchauffe dans son giron. Ça lui redonne de l’énergie, un louche appétit.
— Ne cherchez pas : c’est elle, c’est bien elle.
— Vous ne l’avez pas dit aux enquêteurs au moment du meurtre ?
Elle hoche la tête.
— Pensez-vous, ils ont arrêté le garçon tout de suite.
— Et, vraiment, vous ne croyez pas à la culpabilité de Gaspard ?
La vieille caresse sa barbe dont elle paraît très satisfaite.
— Je vais vous dire…
Elle décamote de l’index un reste de hachis coincé quelque part dans la région de ses fausses prémolaires.
— Je vais vous dire : ce neveu, il n’avait pas la tête à ça. Bien sûr, il semblait pressé de voir M. Clotaire et il paraissait très nerveux, ne tenait pas en place, et puis c’est vrai qu’il avait un petit air arsouille, ça, d’accord, malgré tout…
Juste comme moi. Je suis frappé de nous voir unissonner, la vieille et bibi, dans ce sentiment instinctif que d’Alacont n’est pas coupable. Très important, ça.
— A l’époque du drame, vous rappelez-vous que M. de Bruyère traduisait un manuscrit chinois que lui avait confié un journaliste ?
Elle réfléchit. Mais là, ça foire nettement, côté souvenirs.
— Vous savez, son travail, il nous en causait guère, nous, on n’avait pas son intelligence…
— Essayez de vous souvenir. Un manuscrit chinois…
Elle se frotte le caberluche pour en faire partir des étincelles.
— Chinois, oui, ça me dit vaguement… Chinois… Ce qu’il était savant, tout de même, mon Clotaire. Chinois… Vous l’auriez vu dans son bureau, au milieu de ses bouquins. Il écrivait sans regarder. C’était sa manie : sans regarder. Il continuait de lire dans un livre épais comme un édredon de ferme, et il écrivait pendant ce temps, sans regarder son stylo ni sa feuille, et si je vous disais : il réussissait à écrire bien d’aplomb, bien droit, avec des lignes qui avaient toutes le même écartement. Sans regarder ! Mon bon Clotaire… Chinois ! C’est tout lui. Attendez, ça me revient, une bêtise. Un tantôt je lui apporte son thé — il buvait trois thés dans la journée —, et il riait au milieu de ses grimoires. Il riait comme… comme…
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