Le batelier laisse tournicoter son moulin au point neutre. La barcasse dodeline sur l’eau figée qu’aucun courant n’anime. Un vilain rat crevé, gonflé et en pleine putréfaction, stagne contre l’un des pilotis. Le fracas de la ville est moins agressif ici que sur le Menam Chao Phaya.
La chaleur a baissé d’un ton.
Je tente de reprendre la main de miss Tieng, mais, derechef (de gare), elle me la dérobe de nouveau. M’est avis que je vais faire ballon, ce soir, avec cette gerce. P’t-être n’aime-t-elle pas le blanc de blanc, après tout !
Le mataf revient, escorté d’une fille en presque uniforme. Pas laubée, la mère ! La face plate et large, le regard inexistant, faut des fourchettes à escargot pour aller chercher ses yeux. Sa figure n’est ponctuée que de traits obliques. Elle porte un tailleur bleu vif et un chemisier jaune intense. Elle a sur le ventre, en bandoulière, un appareil photo, japonais à ne plus en pouvoir, tu penses bien, déjà qu’en France t’en trouves plus d’autres !
Parvenue sur le ponton, elle empare son Nikon-Nimalin , nous le braque, tire une salve de clic-clac et le laisse retomber sur son bide.
— Que désirez-vous ? nous lance-t-elle, après cet étrange préliminaire.
— Rencontrer Mr. Chakri Spân, réponds-je.
— Mr. Chakri Spân ne reçoit jamais sans rendez-vous pris longtemps à l’avance.
— J’appartiens à la police française.
— Ça ne change rien à la chose. Je suis sa secrétaire, si vous avez un message pour lui, je peux le lui transmettre.
— Dites-lui que ce que j’ai à lui communiquer est strictement confidentiel. Ajoutez que cela me paraît très important. Complétez en lui précisant que j’habite l’ Oriental et qu’il peut m’y joindre dans les meilleurs des laids.
Je ponctue d’un salut militaire impertinent, et j’ajoute :
— Si vos photos sont réussies, soyez gentille : mettez-m’en douze de chaque.
Après quoi, je fais signe à notre pilote de rebrousser klong.
Ce dont il.
Elle mange menu, la môme Tieng. Et pourtant la tortore du restaurant français est exquise, exécutée selon les préceptes de la Nouvelle Bouffe par un jeune gars de chez nous bourré de dynamisme et de savoir.
Mais elle chipote. Comme on dit chez nous : « Elle se gêne. » L’habitude de jaffer avec des baguettes, tu comprends ? Elle sait pas attaquer sa becquetante à l’arme blanche. Elle pique des portions d’oiseau qu’elle n’ose mastiquer. Délicieuse enfant ! Je lui roucoule de savantes fadaises salivaires, l’œil velouté, la voix en début d’angine, la main toujours prompte à trouver la sienne.
Elle est en train de déguster une palette des pêcheurs, façon Barrière Poquelin , quand un serveur s’approche de notre table, se penche sur elle pour lui dégoiser du thaïlandais non sous-titré. La miss semble surprise.
— Il paraît qu’on m’appelle au téléphone, dit-elle.
— Vous attendiez une communication ?
— Non, et personne ne sait que je dîne ici. Effectivement, il y a là un mystère qui, pour ne pas être de Paris, nous fait eugènesuer copieusement.
— Quelqu’un de vos relations vous aura aperçue, suggéré-je. Le monde est plein d’yeux qui vous fixent à votre insu. Allez voir ce dont il s’agit et votre lanterne chinoise sera éclairée.
Elle se lève, j’en fais autant, comme il sied à un homme de bonne éducation, lorsqu’une dame quitte la table ou y arrive, et je la regarde disparaître en direction des toilettes-lavabos-téléphones, la démarche hallucinante de souplesse et d’ondulante. Ce cul, Madame !
Ce qu’il y a d’agréable, dans les restaurants d’Asie, c’est que tout au long du repas, avant, pendant et après, on t’approvisionne en serviettes chaudes, sorties de l’étuveur, si bien que tu as l’impression de bouffer en faisant ta toilette.
Je me dis qu’on devrait procéder à une extension de la chose et organiser des parties de cul avec bidets volants à disposition pendant toutes les phases de tes galipettes. Chaque fois, tu pourrais te refaire une bite ou un palais neufs, ce qui ne manquerait pas de charme.
Me voyant seul, le maître d’hôtel français vient me faire un doigt de causette, comme quoi il est ici pour enfouiller du blé et, par la suite, aller monter sa propre boîte dans un coin des Pyrénées. La vie bangkokienne ? Ça va… Une petite colonie française, des gars sympas avec lesquels il se paie une java temps à autre en causant de l’air du pays. Les distractions ? Le scotch. La bouffe aussi, car tu trouves des langoustes grosses comme des bassets artésiens pour des prix défiant les halles de Rungis. Cela dit, il va voir des combats de boxe thaïlandaise au Palais des Sports. Très curieux. Oui, il y a les massages, mais c’est bien surfait. Il préfère chez Mme Rosine, rue de Courcelle, qui héberge des petites gagneuses bien méritantes, pseudo épouses de cadres assoiffées de vison, et qui montent au fion, l’après-midi, pour douiller les traites de leur Renault 5.
Je l’écoute en louchant sur nos assiettes où le poisson coagule dans son beurre léger.
Elle dit la messe en chinois, la mère Tieng !
Rien de plus désolant quand on se paie une croque somptueuse qu’une perruche qui déserte la mangeoire. T’es obligé de l’attendre, décemment, et tes papilles consternées regardent se flétrir les mets chargés de les enchanter.
Le maître d’hôtel me laisse pour se consacrer à une tablée de sales cons qui éclusent de la bière en clappant du homard. Rien de plus affligeant que des Ricains à table, sinon des hindous en train de déféquer.
Tout soudain, le fichtre-foutre me biche et je m’arrache pour foncer aux toilettes-lavabos-téléphones.
Les deux cabines d’acajou sont désertes. P’t-être que miss Bronze en a profité pour passer par les chiches s’annuler la vessie ?
Je m’hasarde à pousser la porte des toilettes pour dames, au risque de me faire traiter de sadique par une quelconque vieille Anglaise en réfection, mais elles sont vides également.
Peu banal, non ?
J’interpelle un loufiat chargé de vaisselle.
— Vous n’avez pas aperçu une jeune fille chinoise en tailleur noir et chemisier rouge ?
Il opine, ce concupiscent.
— Elle a été aux ascenseurs, me précise-t-il.
Il s’éloigne sans attendre que je l’interroge plus avant. Bibi, oublieux du repas, se rend au rez-de-chaussée pour demander à un branleur en uniforme ce qu’il est advenu d’une jolie Chinoise en tailleur et chemisier nani-nana.
Le branleur rétorque qu’elle a gagné la sortie fissa, comme si elle avait le feu aux trousses.
Alors, bon, je vais dehors. A droite de la porte, des préposés galonnés sont à un guichet et délivrent des bons de taxi. Est-ce qu’ils auraient aperçu une jolie nani-nanère qui, etc. ?
Ils répondent qu’oui, et qu’elle galopait comme si elle aurait eu le trou aux fesses.
Où qu’elle a t’été ?
— Elle a pris à droite, vers le fleuve.
Moi, tu me devines, même qu’on se connaît pas très bien, je coudaucorpse jusqu’à l’embarcadère. Une grosse dame jaune, coiffée d’un immense bada façon couvercle de lessiveuse, attend la prochaine navette, tandis que l’employé des billets discute derrière sa sacoche de cuir avec un bronze d’art qui représente un bonze.
Je demande à ces trois, d’une manière cantonaise, puisque c’est ainsi qu’on appelle la cantonade dans ce coin du world, je leur demande si nani nana nana nanère et ils me répondent (du moins le gars de la billeterie) qu’effectivement, la jolie Chinoise en tailleur noir, chemisier rouge, est grimpée dans un canot tomobile qui l’attendait.
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