Heureusement que ma ravissante secrétaire chinoise m’attend déjà sur les canapés de l’ Oriental . Un orchestre de chanvre indien joue du discret au fond du hall, près de la porte permettant de communiquer avec l’ancien bâtiment de style colonial où habita Somerset Maugham. On perçoit à peine la musique dans la rumeur ouatée de l’hôtel.
Ma nana est là, et je lui sais un plein pot de gré, comme dit Bérurier, de ne s’être point changée. Rien de plus décourageant, lorsque tu as un coup de béguin pour quelqu’un, que de le voir se pointer au rancard, saboulé dimanche, donc, ne ressemblant plus très bien à ce qui t’a séduit chez lui. Je sais des moniteurs de ski qui ont fait démouiller des dames, le soir à la chandelle, parce qu’ils se présentaient en civil. Moi, cette greluse, elle m’a botté aussi à cause de son tailleur noir et de son chemisier rouge (et pommier blanc). Et elle a conservé cet accoutrement, la sublime créature. D’instinct, ou alors qu’elle aura pas eu le temps de se changer ? N’importe : l’essentiel est qu’elle soit comme je la rêve.
Je prends place à son côté sur le canapé. Les touristes vont et viennent autour de nous, ça jacte dans une chiée de dialectes. La zizique module doucereusement. Moment de détente bienfaisant : le havre du val de grâce de Monaco, enfin ! Le guerrier surmené se relaxe. Laisse-toi aller à la félicité de l’instant, mon Tantonio joli. Tu es un vaillant, un pur. Tu ne veux rien pour toi dans le fond, que le bonheur de ta vieille maman et aussi de pouvoir tremper ton biscuit quotidiennement (au moins). Nulle cupidité t’habite (grosse commak). La vie, tu la sais, et par conséquent la dédaignes dans ses superflances. N’en conserves que l’essence. La flamme vive bien dansante. Le feu monte, que dit La Bruyère, tandis que la pierre tombe (et même tombale). Mange ton pain, dors, aime, baise et travaille. Et regarde le ciel au fond des nues ! La liberté est dans ta tête.
Elle a un merveilleux sourire énigmatique, cette belle Chinoise. Enigmatique, c’est nous qu’on croit, mais il leur est naturel, les Jaunes.
— Me suis-je seulement présenté ? fais-je.
Et je lui offre mon nom enrobé d’un souffle plein de désir, comme disent les vrais écrivains qui ne chient pas la honte.
Elle murmure, en réponse, sa raison sociale :
— Tieng Prang Mônpo.
Ce qui est un nom de bon conseil, moi je trouve, non ?
Comme il n’est pas l’heure de se rendre au restaurant, je lui dis qu’il me serait agréable de faire une balade en barlu sur les klongs.
Elle accepte. Merci.
On se rend à l’embarcadère à deux pas de l’ Oriental . Nous frétons l’une des longues barques en forme de cosse de haricot, munies d’un moteur à l’arbre d’hélice interminable, tu te souviens, je t’en ai causé.
Un Thaïlandais en short effrangé le pilote.
— Connaissez-vous la maison de Chakri Spân ? demandé-je à ma compagne.
Son sourire cesse d’être énigmatique pour devenir soucieux, et rien n’est plus déconcertant qu’un sourire soucieux : nous autres, stupides Occidentaux, serions incapables d’en faire un convenable, étant animés de sentiments trop tranchés qui ne s’interfèrent pas. Je te demanderais de m’essayer un sourire soucieux, ça te paraîtrait plus difficile que de faire de la corde à sauter dans une cabine téléphonique ; et pourtant, ma tendre amie Tieng réussit spontanément l’exploit.
— Pourquoi cette question ? me demande-t-elle.
Je biaise en levrette :
— Vous connaissez cet homme ?
— Pas personnellement, mais c’est un personnage du Tout-Bangkok.
— J’aimerais lui rendre visite.
Là, son flegme asiatique a une soupape qui donne mal.
— Vous ? A lui ?
— La chose vous paraît impossible ?
— Surprenante.
— Et pourquoi ?
Ma tranquillité la ramène à son impavide naturel.
— Parce que c’est quelqu’un qui me semble très éloigné de vos occupations…
— Eh bien, j’aimerais qu’il me dise cela lui-même, conclus-je. Vous voulez bien demander à notre navigateur de nous piloter jusqu’à sa propriété : je suppose qu’il la connaît ?
La ravissante Tieng reprend son sourire.
— Il est peu probable que mister Chakri Spân vous reçoive sans que vous ayez pris rendez-vous.
— Nous verrons bien.
Elle donne des instructions au batelier (de l’avocat), Cézigue, no problo : il décarre à la requête.
Etonnante, cette vie aquatique qu’on découvre depuis le fleuve. Ses rives sont bordées de masures plus ou moins lacustres, en une espèce de bidonville amphibie, interminable. Ces miséreuses habitations sont ravaudées, noires, fumantes, elles ploient sous des amoncellements de caisses, de filets, de cages grillagées où végètent des poulets étiques. Des vieillardes fument la pipe (tout comme Mrs. Goodyeard) sur le pas des ouvertures (il n’est pas question de portes). Des gamins nus s’ébattent en criant dans l’eau fangeuse du Menam Chao Phaya. Vachement immunisés, les petits gars ! La fièvre jaune, la typhoïde, la malaria, la peste bubonique ? Tiens, smoke ! Ils se marrent, les gosses de Bangkok. Et l’eau d’un vilain marron cacateux part en jaillissements argentés ! La merde se change en écume de nacre. Purifiée, dirait-on, par le fourmillement de ces corps d’enfants heureux de leur misère. Enfants de soleil qui offrent le soleil aux choses.
Nous sommes assis côte à côte dans la barque. Juste de la place pour deux, tant l’embarcation est étroite… Et la hanche de miss Tieng contre la mienne me crée un sentiment de bien-être. Je me risque à lui prendre la dextre. Sa main est froide. Elle la retire, doucement, sans brusquerie désobligeante.
Ah ! oui, c’est vrai : elle m’avait prévenu qu’elle est issue d’une chambre froide et d’un congélateur.
* * *
C’est là-bas, dans la courbe du klong, m’avertit ma voisine de gondole.
Une odeur pestilentielle monte de l’eau bourbeuse. Les masures de tôle rouillée et de bois pourri s’interrompent pour laisser s’épanouir une vaste pelouse bien soignée, plantée de saules (meunières). Un ponton de ciment compose une sorte de minuscule port où somnolent différentes embarcations de luxe. Sur la terre ferme, un hangar à bateaux dispense une ombre dans laquelle deux hommes paraissent somnoler : les matafs du sieur Chakri Spân, je gage. Ils portent des shorts blancs et des casaques bleues avec un écusson rouge sur la poitrine.
Voyant notre intention d’accoster à leur ponton, les deux gars se précipitent en vociférant et en nous adressant de grands gestes refouleurs.
— Dites-leur que je viens rendre visite à leur patron, demandé-je à miss Tieng.
Elle traduit. Et en thaïlandais, s’il te plaît ! Faut pouvoir.
Moi, debout dans la cosse de haricot, je leur tirlipote un salut romain qui ferait mouiller tout le parti néofaciste italoche.
Ça les indécise un peu.
Mais le plus teigneux s’avance sur le ponton en continuant de jacasser comme toute la forêt équatoriale.
— Je ne pense pas qu’ils nous laisseront aborder, prévient ma petite camarade de barque.
— Demandez-leur d’informer Mr. Chakri Spân de ma venue. Qu’ils lui disent que je viens à propos de Johannès Brandt de l’ Oriental et que cela urge.
Docile, ma potesse optempère.
Alors les deux mecs se concertent.
Miss Tieng guette (je l’ai fait exprès) en tendant l’oreille.
— Cela s’arrange ? j’impatiente.
Elle murmure :
— Ils vont prévenir.
Effectivement, le plus mignard s’éclipse en courant. J’ignore les émoluments que leur verse le marchand de cercueils, n’ayant jamais eu le prix des deux magots, mais leur conscience professionnelle est à toute épreuve et mérite récompense. Tu parles de chiens de garde ! Tu veux parier qu’ils veillent ici, la nuit, l’arme au pied, l’alarme à l’œil ?
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