Si j’étais chargé de cette enquête, ce qu’à Dieu ne plaise, je m’occuperais sérieusement du Rosbif obligeant, parole ! Et également du dénommé Chakhri Spân, roi du cercueil thaïlandais toute catégorie. Et je ne perdrais pas de vue non plus la môme Suzy…
Mais voilà, je suis ici pour autre chose.
Le haut-parleur de la pistoche annonce :
— Sir Antonio est demandé à la réception.
Marrant, mais je pressentais cet appel. Une pile, je te répète ! J’aurais éclusé une bonbonne de café fort, je n’éprouverais pas un plus grand frémissement à fleur de peau ; ni ne me sentirais davantage sur le qui-vive. C’en devient oppressant.
Je me lève pour souscrire à l’appel.
La fraîcheur du vaste hall me revigore. J’avise le chef-inspecteur Wat Chié, planté devant le guichet de la réception au-delà duquel s’affairent de ravissantes filles vêtues de sombre.
Il vient à moi, la bouille fendue d’un sourire de père-la-colique. Il a une frite pour réclame de laxatifs, l’ami. Je lui dis quelques mots en anglais, mais il ne cause que sa foutue langue à la gomme.
Me tend un feuillet comportant deux colonnes de noms dactylographiés. C’est la liste des passagers du vol « Hong Kong-Bangkok ». J’y glisse un regard caramélisé avant que de la plier en deux et de la glisser dans ma poche-revolver, comme on disait jadis, à l’époque où l’on ne se servait jamais de revolver ; qu’à présent les temps ont bien changé et que tout un chacun défouraille de-ci et de-là, dépose sa petite bombe sur le paillasson ou dans la bagnole du voisin, et revendique les plus sombres attentats comme s’il s’agissait de hauts faits. Dedieu, ce qu’ils sont devenus ! Tu vois de la viande qui a tellement de peine à exister, et qu’on hache, qu’on transperce, qu’on dépèce frénétiquement. N’importe quelle raison. T’es pas d’accord ? Tiens, meurs Et ça a servi à quoi d’inventer la pénicilline, dès lors ? Le bistouri coagulant ? Et que Mme Curie soit morte de radiations ? A quoi ? Pour se faire ayatoller ? Merde ! Tu sais que je les conchie de plus en plus foireusement, tous ? Que j’en deviens herbivore, à force d’à force ? L’eau, l’herbe et la solitude, mes ultimes soutiens. Bien m’assainir avant de crever. Mourir nettoyé, quoi. C’est plus décent.
— Have a drink ? je demande à mon confrère.
Heureusement que j’ai ponctué du geste : le pouce en clairon devant la bouche, tout le monde pige, du Groenland à la Terre de Feu.
Flatté, il acquiesce. Alors je l’entraîne au bar. Il boit un cocktail de jus de fruits, moi une tisane de grain d’orge sur un gros glaçon.
On ne peut pas se causer, on ne parle aucune langue en commun. Ça aussi, va falloir y mettre fin, à ce cloisonnement par les langages. Coûte que coûte. Ensuite ça ira peut-être un tantinet soit mieux.
C’est l’heure creuse. A part un gros vieux Ricain à cheveux blancs qui s’évente malgré l’air conditionné avec son chapeau de paille, devant un verre vide, il n’y a que le barman. Wat Chié lui fait signe et baragouine. Le loufiat se tourne vers moi :
— Il dit que, selon lui, l’homme que vous recherchez avait rendez-vous à l’aéroport.
Tiens, il s’intéresse encore à notre problème, l’inspecteur-chef ? J’avais pourtant le sentiment que ça lui passait au-dessus de la coiffe.
J’opine.
— Il a une idée quant à l’identité de la personne en question ?
Pour encourager le serveur, je lui vote une photo en couleur de son roi, en costume d’apparat, sur un billet de cent bahts.
Il la griffe sans sourciller : plouf : in the pocket .
Faudrait écrire l’histoire d’une banknote, d’une main et d’une poche. Leur union sacrée, leur accomplissement parfait. La main en langue de caméléon, le bifton si bien vite froissable, la poche hébergeante. Un documentaire, je pourrais tourner, tellement j’ai semé de pourliches au long de ma route. Je sais tout sur la façon discrète de le tendre et celle, plus discrète encore, de s’en saisir. La promptitude stupéfiante de ce court voyage d’une fouille à l’autre. Le billet serait une plaque sensible, y aurait rien d’impressionné dessus, à ce degré de fulgurance.
Le barman traduit.
Wat Chié répond.
— Il dit que non, mais que tout devait être convenu à l’avance.
Je tire la liste des passagers de ma vague. L’explore. Beaucoup de noms asiatiques, et aussi des noms anglo-saxons. De français, seul celui du vieux Victor. Excepté le sien, je suis certain de n’avoir jamais lu ceux de ses compagnons de voyage.
Je réprime un bâillement nerveux. Je m’emmerde. Qu’est-ce que je peux faire pour essayer de retrouver le père Héatravaire ? Publier sa photo dans les baveux d’ici ? Tiens, au fait, pourquoi pas ?
J’informe, via le serveur, mon homologue thaïlandais de ce désir. Il hoche la tête, l’air de dire lui aussi « pourquoi pas ? mais ne vous faites pas trop d’illusions ».
Est-ce qu’il veut bien m’accompagner jusqu’à la rédaction de Bangkok-Soir ?
Tout ce qu’il y a de volontiers.
Il est de bonne composition, mon pote. Quel dommage qu’on soit obligé de chiquer les sourds-muets !
* * *
Il a sa bagnole, sur les portières de laquelle est écrit le mot police. Mot magique bien souvent.
En pas moins de rien, nous sommes dans les bureaux du journal. J’ai l’impression d’entrer dans une immense volière pleine de canaris.
Et bon, on rédige un texte, je confie la photo de Victor Héatravaire, en demandant qu’on ajoute « Bonne récompense à qui fournira des renseignements sur cet homme ». Mon collègue, par l’intermédiaire d’une secrétaire multiglotte, me fait savoir qu’il désapprouve ce rajout, alléguant que, consécutivement, j’aurai droit à des tas de témoignages bidons de la part des petits coquins attirés par l’appât du gain. A quoi je lui fais rétorquer que je préfère une surabondance douteuse à un silence complet.
La secrétaire en question, faut que je te fasse accomplir un détour par elle. Une beauté ! Chinoise pur fruit. Grande, mince, visage ravissant, teint légèrement rosé (un brugnon, comme disent les grands littérateurs qui ont des voix au Prix Goncourt et un compte débiteur chez leur éditeur). Son air intelligent, ses lèvres délicatement sensuelles me créent du désordre au-dessus de la ligne de flottaison. Elle me considère avec intérêt, moi je la dévore goulûment. Elle porte un tailleur noir et un chemisier rouge. Elle est coiffée assez court. Contrairement à la plupart des Asiates, elle trimbale un joli brin de poitrine et son fessier ne désobligerait pas un short très décolleté. Je lui dis comme ça que je suis perdu dans cette immense cité de cinq millions d’âmes. Ames bouddhistes, je n’en disconviens pas, mais montées sur deux jambes, et que dix millions de jambes autour de moi, qui savent où elles vont, alors que moi je l’ignore, c’est éprouvant pour un pauvre petit Français de France qui n’a qu’un tube de comprimés d’aspirine pour se défendre. Cela lui dirait-il de me servir de cicérone ? Je suis descendu à l’hôtel Oriental et n’ose en bouger, ignorant les mœurs, usages, coutumes ; redoutant la circulation, craignant la chaleur, le typhus et les morpions.
Elle a un sourire mignon, oh ! là là, je te jure que c’est vrai. Tu verrais combien elle porte aux sens, je crois que t’enfilerais ta bonne femme à sa santé, bien que tu l’eusses déjà caltée le mois dernier, en rentrant du ciné cochon.
Est-ce qu’après son travail, elle consentirait à venir me rejoindre ? Peut-être même accepterait-elle de dîner au restaurant français, tout là-haut, au dernier étage de l’hôtel ?
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