Bon, je sais déjà que ces deux flics jaunes ne nous seront d’aucun recours.
— Pourriez-vous nous faire parvenir la liste des passagers qui ont emprunté le même vol que Victor Héatravaire ? je demande malgré mon scepticisme.
Duku traduit à Chiê qui paraît surpris mais qui t’opine (Hambour) comme un grand. Et Dieu sait !
Bérurier regagne son falzuche.
Sur quoi nous levons l’ancre.
* * *
— Et alors ? fait la voix toute proche et cependant si lointaine du Vieux.
— Je voudrais que vous me fassiez tenir la liste des passagers qui ont pris l’avion de Héatravaire Paris-Tokyo, en même temps que lui, Patron.
— Vous pensez qu’il n’est pas parti seul ?
— Je pense que ce serait une vérification utile. Adressez-moi cette liste par télex à l’hôtel Oriental .
— Entendu.
Je raccroche.
Bérurier bâille et me dit :
— Tu crois pas qu’on voyage pour des prunes, gars ?
— Je le crains fort, mon cher ami.
— Je suis tout courbaturé, Mec, si on irait se faire masser puisqu’on est en Thaïlande ?
Et c’est ainsi qu’on se rend chez miss Suzy Wrong, spécialiste, puisqu’elle a eu l’infinie délicatesse de me refiler sa carte à la faveur des événements décrits en début de chef-d’œuvre de lieu, ou d’œuvre de chair.
Elle crèche à cent pas de l’hôtel. Précieuse auxiliaire qu’un employé complaisant doit appeler en consultation pour les touristes mâles qui veulent tâter du massage thaïlandais, si réputé de par ce pauvre monde en délisquescence.
Moi, la croyant à dache, je veux prendre un sapin, mais quand je montre sa carte au chauffeur, il m’explique que c’est là, à gauche, tout de suite après le grand magasin qui vend des souvenirs, au-dessus d’une boutique de mode.
On s’y rend au pas des chasseurs alpins de la Quatorze, quand ils dévalaient l’Alpe homicide pour se ruer à Berlin, ces chéris, via Verdun, les pauvrets, et qu’à quoi ça a servi, tu peux me dire, à présent qu’ils sont à peu près tous morts sous leurs médailles et que le chancelier Schmidt est le grand ami du Président ?
Un escalier de bois qui pue une drôle d’odeur asiatique, indéfinissable et indélébile de surcroît, car elle se dégage des murs, de l’air, de tout.
Suzy Wrong crèche au premier, ce qui est à conseiller, la maison ne comportant qu’un étage. Sa porte est joliment décorée de motifs de là-bas. Ça fait restaurant chinois. On tire une chevillette et un gong retentit ; qui n’entend qu’un gong n’entend qu’une cloche, comme disait ma grand-mère.
La môme s’hâte de délourder, ravissantissima dans une espèce de kimono de soie arachnéen et orange (les deux réunis c’est très chouette). Me reconnaît et me gazouille des mots de bienvenue, façon perruche quand le soleil du morninge pénètre dans sa cage et qu’on vient changer son eau.
Justement, elle se trouve en compagnie d’une potesse, encore plus belle qu’elle. Son seul défaut, propre à la plupart des dames extrêmement orientales, c’est les cannes en cerceau. Léger, mais probant. Elles ressemblent presque toutes à des commodes Louis XV. Pour te faire un collier ou une ceinture, c’est very vouèle, mais esthétiquement, ça choque les gars comme voilà mézigue, habitués à des nanas bien galbées. Cela dit, pour ce qu’on vient lui demander, c’est pas la peine qu’elle se les fasse redresser par des forgerons compétents.
En apercevant la copine à Suzy, Bérurier pousse son barrissement des grandes occases ; lequel, en cette contrée éléphantesque, passe inaperçu.
— Je prends la celle qu’é là ! déclare-t-il péremptoirement.
La môme demande s’il souhaite commencer par un bain.
Je traduis, le Gros se met à rouscailler ferme :
— Dis à c’te miss canari que j’ai pas v’nu ici pour faire mes ablations ! Des bains, c’est pas dans ma nature. J’en ai pris un l’année dernière, quand t’est-ce je me suis filé la pipe à l’eau en voulant enfilocher une carpe que c’con d’Pinaud v’nait de ferrer, et merci, ça m’a suffi pour un bout d’temps. Si c’est tout c’qu’elle aura à proposer à son palmarès, c’est pas la peine qu’on soye venu des antipotes !
J’arrange la diatribe du bougon et parviens à conclure à son nom un gentleman agreement , en foi duquel il aura droit au fameux massage universellement réputé, avec possibilité d’extension sur un coït libératoire.
Le prix étant articulé, débattu, accepté et puis payé, Sa Majesté Queue-d’âne passe dans le laboratoire de ces dames donzelles.
— And for you ? s’inquiète Suzy Wrong.
For me , ce sera seulement du bavardage. Je le lui dis. Non que ma religion m’interdise des ébats avec cette aimable jeune fille, mais j’ai l’esprit tourné vers le boulot comme un muezzin vers La Mecque.
— Ce matin, nous avons été interrompus par l’arrivée de la police. J’aimerais qu’on parle un peu de Johannès Brandt, votre client de la nuit, si peu doué pour le parachutage.
Elle me sourit.
— Ici, c’est mon local professionnel, avertit la ravissante.
— Aussi vous réglerai-je le montant de la consultation, docteur, assuré-je de bonne grâce.
Du moment qu’il y a du papier vert à la clé, elle est partante, la chère chérie. Elle adore les photos d’Hamilton. Je veux parler de celle d’Alexander Hamilton, l’homme d’Etat américain qui figure sur les billets de dix dollars.
Après lui en avoir remis deux, plus une de M. Lincoln (des vraies gueules de grincheux, ces mecs !), je me jette à pieds joints dans le vif du sujet.
— Miss Wrong, roucoulé-je, connaissez-vous, de près ou de loin, un type vêtu en kaki, portant une casquette blanche à longue visière, le nez chaussé de lunettes noires, pourvu de larges épaules et d’un ventre confortable ?
Elle me visionne avec un peu de surprise dans les deux trous de bite qui lui servent de prunelles.
Comme si elle me découvrait. Ou plutôt, non, comme si je me mettais à parler thaï au détour de la converse.
Bon : elle sait de qui je parle.
Et moi, ça me fait plaisir. Pourtant, t’admettras que, présentement, j’arpente à côté de mes pompes, non ?
Je suis ici pour en apprendre sur la disparition de Victor Héatravaire, or je m’occupe d’un certain Brandt, sujet germanique, avec lequel je n’ai en commun qu’un peu de sa cervelle sur le bas de mon pantalon. Faut être moi pour se laisser dévier ainsi de la ligne tracée, hein ?
Elle ne sourit plus, Suzy. Elle hésite. Et il est rare qu’une personne hésitante sourie.
J’attends, dans l’honneur et la dignité. Le silence n’est troublé que par les gloussements et clameurs du Gros en plein panard dans la pièce voisine. Il a des élans du cœur, Alexandre-Benoît. Des suppliques extatiques :
« Dieu d’Dieu, refais-m’le ! Chié d’merde, c’que c’est bon ! J’t’en supplille : rebelote, chérie ! Vouiiii ! Fais gaffe, l’fil électrique s’prend dans mes gesticules et ça m’coince ! Oh ! là là ! Againe ! Againe, pléhase ! »
M’est avis qu’on lui en donne pour ses dollars, à Bigzob ! Du tout beau travail qui fait honneur à ce vaillant pays.
Wrong amorce une moue très choucarde.
— D’après votre description, je serais amenée à croire qu’il s’agit de Chakri Spân.
— C’est-à-dire ?
— Chakri Spân est le plus grand marchand de cercueils de Bangkok.
— Drôle d’industrie.
Elle m’explique l’importance du cercueil dans la religion bouddhiste. Ici, tout le monde s’efforce de s’en offrir un magnifique. Quand t’es clamsé, on t’embaume et la famille te conserve un certain temps à la baraque. Plus tu es aux as, plus on te garde longtemps. Parfois, on diffère l’incinération de plusieurs mois. Pas de cimetière : des fours crématoires. Seuls, les Chinois (qui représentent un bon dixième de la population) se font enterrer, sinon : le bon vieux bûcher purificateur ! Or, donc, ce Chakri Spân vend les plus beaux cercueils de Bangkok. Il est célèbre dans toute la ville. On pense qu’il tripote dans un tas de trucs annexes. Qu’il négoce en tout genre, ce forban. Il s’occupe de la boxe, un peu de la prostitution… Une nature. Il hante les bars des grands hôtels. Jamais fringué autrement que d’une combinaison de broussard et d’une casquette blanche à longue visière à l’abri de laquelle il regarde venir ses contemporains. Même dans des soirées mondaines, il est affublé de sa combinaison aux mille poches. De ces dernières, il extrait de tout : des bahts à poignées qu’il distribue volontiers, des boîtes de médicaments dont il use et abuse, des armes quand c’est nécessaire. Il parle peu mais net. On le craint comme la peste bubonique. Il se déplace dans une Rolls aux vitres teintées, conduite par un chauffeur chinois maigre et malin. Il en jaillit comme un diable, sans jamais refermer sa portière derrière soi. Marche en trombe, toujours. Espèce de sanglier en éternelle charge. Il habite une vaste maison au bord d’un klong. Un klong, elle précise, c’est un canal. Y en a des chiées (au moins) à Bangkok, qui quadrillent la ville. Bien fangeux, riches en détritus et merdes cholériques, tu penses ! La demeure de Chakri Spân est située au bord du klong Salo Salôp dans la vieille ville. On la dit rutilante, et pleine d’objets d’art, digne de concurrencer celle de Jim Thomson, ce milliardaire amerlock défunté de mort suspecte en 67, au cours d’un séjour en Malaisie.
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