Au lieu de répondre (et que répondrais-je à une réflexion ?) je tire sur les rames. Le bras de fleuve qui nous sépare de l’île est large d’une centaine de mètres à peine. J’ai soigneusement repéré notre point d’accostage : derrière le gros rocher qui domine l’îlot.
Et de souquer ferme, l’Antonio. Du bon jus de biceps. Non loin de mon banc de nage, comme on dit puis chez nous autres galériens, le lion bâille à s’en décrocher les ratiches. M’est avis qu’il va être juste à point pour le débarquement.
Nous atteignons l’endroit choisi. On jette l’ancre en prenant bien garde de ne pas nous en foutre sur le bénouze, on s’amarre, on Samaritaine ; le tout sans grand bruit, tambour ou trompette. Pourtant les chiens de la Résidence Sherazade se mettent à aboyer comme des boyards.
Il s’agit de faire fissa, avant que les gardes nous détectent. Heureusement, il n’y a plus un seul projecteur d’allumé et ces messieurs utilisent des torches électriques. Je saute du barlu, nanti de cisailles. Le grillage n’étant plus électrifié, il se laisse découper comme un gâteau d’anniversaire. Crac, crac, cric.
Pendant que je le taillade, Hercule-Béru tire le lion de l’Atlas du barlu. Il a pris la précaution de le museler au moyen d’une corde, car messire le roi est de plus en mieux réveillé.
Ouf ! v’là le bestiau à pied d’œuvre. De chef-d’œuvre, devrais-je dire, car notre expédition forcenée en est un dans le genre.
Les molosses de Sherazade House ne s’approchent pas quand ils reniflent les effluves du fauve. Ils peuvent pas savoir qu’il est un brin écroulaga, Brutus, plus mité que la chatte d’une vieille chaisière, avec des chailles branlibranlantes, tant tellement qu’il en laisse sa bidoche aux mouches, le pauvret. Non, eux, ils se fient à leur truffe qui leur crie Achtung ! danger. Alors ils battent en retraite, la queue et les oreilles basses. Ils ont les foies de Gros Minou. On en profite pour avancer.
Et alors, le comble, faut que je t’amuse un brin, enfin ! Le roi des animaux se met à nous suivre comme un caniche. Il s’est « fait » à nous. On lui convient parfaitement. Il nous trouve gentils de le promener nocturnement, lui qui se fait tarter depuis lulure dans sa cage roulante. Il renifle l’air de la liberté chérie qui combat z’avec ses défenseurs et ça le grise, lui tourneboule le cassis pis que des vapeurs d’opium.
Alors on va à travers le grand jardin plein de roses dont le parfum est exalté par les souffles de la nuit sur le Nil. Enchanteur. Tu te crois dans une superproduc de la Warner Bros (à reluire).
Pour ma part, j’ai ma menue boîte à fléchettes en pogne.
Tiens, chut ! V’là un garde qui se pointe en balayant la nuit de sa loupiote. Je le vise au-dessus de la lumière, tchloc ! Il fait encore deux pas et puis s’allonge sur le gazon. Ses deux autres collègues sont sidérés par la débandade des cadors. Ordinairement, ils sont surchauffés, les vilains toutous. Ils montrent les dents à tout-va, rêvent de fesses rebondies dans lesquelles les planter. Or, les voilà qui refluent en gémissant, paniqués à outrance.
Alors les gardes essaient de piger, les exhortent. Taïaut, taïaut ! Mais va te faire aimer en face, chez les Grecs !
Je me dis qu’on doit coûte que coûte envaper le service d’ordre avant de livrer assaut. Pour ce faire je rampe jusqu’à la meute glaglatante. Mon odeur d’avoir tripoté le lion, ça leur porte l’effroi à son comble, exprimerait Bérurier. Les deux gonziers en armes sont débordés. J’en profite : tchloc et tchloc ! Bonsoir, mes bijoux. Je m’empare de leurs seringues. On est beaux ! En avant, les poilus de Verdun pour une éventuelle distribution de dragées. C’est la tournée à Sana, ce soir, histoire de varier un peu.
Juste comme on s’approche de la lourde, la voilà qui se déponne toute seule, comme mue par un déclencheur à cellule photoélectrique. Tout continue de baigner dans le noir. Juste on distingue des loupiotes de secours derrière les vitres. Donc, la porte s’ouvre sur rien. Du moins je le crois, car, alors que j’hasarde, une balle me chuchote « gaffe à tes os » à l’oreille, en me tutoyant même le lobe. Je finis par apercevoir un grand noirpiot athlétique.
J’ai pas le temps d’interviendre. Magine-toi que le coup de feu a tiré notre Médor à crinière de sa torpeur gâtochante. L’appel de la brousse ! Il se rue comme un follingue sur mon tagoniste. L’autre s’attendait si peu qu’il a pas l’idée d’assaisonner la bête. Ou bien il a cru que c’était un des chienchiens de la house qui venait lui faire la lichouille. Toujours est-il que mon lion superbe et généreux se jette sur lui d’une détente retrouvée. Ça le change de son cirque pourri, l’amour ! Grouing croc ! En une seule gueulée il lui arrache la gorge. Parole ! Même que le Noir a sa tête qui tient plus que par l’habitude, elle pendouille de côté, lamentable et hallucinée.
On en profite pour se pointer, M. Bérurier et le commissaire de tes deux. Ça effervesce diantrement. Un second type avec un second revolver radine, qui défouraille contre notre pote le lion. Le king de la savane n’est que blessé, pour lors, il est fou furieux. Il se jette sur le nouveau. Même coup que précédemment : le coupe-cigare. Au suivant. Le lion en veut d’autres. Il a reniflé de la chair d’homme. Il continue, on n’a qu’à suivre. Il est le char d’assaut, nous deux les fantassins.
On investit Sherazade House. J’ai ma rapière dans une pogne, ma boîte lance-torpilles dans une autre, rien dans la troisième. Le carnage continue. Dès qu’un bipède se radine, vraoum ! Brutus lui fait sa joie de vivre. On lui en demandait pas tant. Moi, c’était simplement en prévision des dogs que je m’en suis muni, j’escomptais pas de sa part pareille efficacité. Un sacré nettoyeur de tranchées, je te prie de croire.
La baraque ressemble plus à rien. Heureusement qu’elle est dans l’obscurité, sinon ce ne serait pas regardable. Y a des allongés partout, du sang à profusion, on dérape dedans. Ma pomme, je vais de pièce en pièce. Ce faisant, je déboule dans un local qui ressemble à une salle d’opération, autant que la clarté lunaire me permette d’en juger. Un type en blouse blanche est là. Vera aussi. Inanimée, sur la table.
Je saute au colbak du mec.
— Elle est morte ? je lui questionne en anglais.
— Non, non.
— Vous avez déjà commencé à prélever sa moelle ?
— Pas encore, bredouille-t-il.
— C’est vous qui avez opéré les deux premières ?
Il est si terrorisé qu’il ne répond plus. Je lui écrase ses lunettes sur la gueule d’un coup de crosse. Il a du verre plein les châsses, le salaud.
— C’est vous, n’est-ce pas ? insisté-je.
— Oui ! râle le bonhomme.
— Pour quelle raison ?
— C’est sur l’ordre de… du Tout-Puissant.
— Expliquez-vous.
Il ne peut.
On vient de m’allumer sec. Un type survenu sans bruit, habillé de noir. Il a lâché une salve avec un pistolet-mitrailleur. Ce qui m’a sauvé ? Le déclic du cran de sûreté qu’il avait oublié de relever. Le temps qu’il répare cette fâcheuse omission, je me suis jeté à terre. L’homme à la blouse blanche a tout pris dans le poitrail. Il va chercher son billet de parterre. Moi, j’ai ma boîte, tchloc ! Le mec en noir a eu un sursaut, sa seconde giclée vadrouille à trois mètres de moi, et puis il s’écroule, endormi.
Je me penche sur Vera : elle est sous l’effet d’un anesthésique et respire sur un rythme saccadé. Il me paraît que Béru a coupé le courant au bon moment. Une heure plus tard, elle avait la colonne vertébrale évidée comme une sarbacane.
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