Je le guigne en loucedé. Nos regards se rencontrent. Le sien est bourré de cafard. Pas antipathique, le roi des animaux. Il fait très déchu. Tu croirais un peu le pauvre Humberto en exil au Portugal. Je crois même déceler une lueur amitieuse dans ses yeux. Il apprécie ma compagnie, Brutus. Me trouve gentil d’être là alors que tout un chacun joue les couleuvres. Et puis ses lourdes paupières se closent et il se met à faire dodo, la crinière entre ses papattes ; sans histoire.
J’attends un peu et le touche à travers les barreaux. No réactions. C’est du bon toutou, ça, après tout. Ça règne sur la gent animale dans La Fontaine seulement. Sinon, coucouche panier, Canigou et Ronron, donne ta pattoune, Médor.
Je module un sifflement qui m’est particulier, du coin de la bouche. Le Gros se pointe.
— Tu m’as causé ?
— Aide-moi à dégager la bestiole, fais-je en déverrouillant la cage.
Sa Majesté s’effare.
— Tu veux embarquer ce gros machin ?
— Exact.
— Pour en quoi fiche ?
— Tu le verras bien.
Alexandre-Benoît chasse les mouches noircissant le quartier de barbaque malodorante qui gît dans la paille et arrache un gros lambeau de viandasse qu’il bouffe toute crue.
— Ce gros greffier, y laisse l’ meillieur, grommelle-t-il. Quand tu penses qu’on est dans l’ tiers monde et qu’ les lions sont repus d’ bidoche, ça cloche quéqu’ part, non ?
— Aide-moi, Immonde ! On va l’traîner jusqu’à la voiture.
— T’es louf, si y s’réveille, y va nous glouper les bijoux d’ famille qu’ ça f’ra pas un pli !
— Ne t’occupe : il a sa dose.
Bon, alors on s’attelle à la tâche.
Elle est rude. Il pèse cent cinquante kilos, ce teigneux. Mais Bérurier c’est l’homme-grue, souviens-t’en. Le palan qui passe. Tu le verrais choper les cuisseaux de messire lion et s’atteler entre, l’admiration te viendrait ! Hoo-hiiissse !
Ça dégage, j’aide. A peine. On arrache l’animal de sa cage, on faufile entre celle de deux gibbons qui se trimbalent des culs gros comme des courges, et celle du zèbre, lequel continue d’attendre son breakfast avant de se changer. Je vais manœuvrer notre tire manière à présenter l’arrière. C’t une commerciale, ne l’oublie pas. Nous conjuguons nos efforts. Rehooo-hiiiissse ! Baloum tchlaof ! Brutus est affalé dans la tire. Je file une couvrante par-dessus. Gros dodo, chérubin. Après quoi nous partons. Rien n’a remué dans le secteur. A croire que les gens du cirque sont aux vêpres. Tant mieux, nous avons bien mérité que la chance nous file un petit coup de mano, non ?
J’y ai flanqué une deuxième mini-fléchette dans le prose, Brutus lorsqu’il s’est mis à bâiller façon Metro Goldvinge. Il est reparti aux pâquerettes séance tenante. C’est vraiment du lion d’agrément, je dirais même d’appartement. Pas contrariant du tout. Je suis certain qu’il se montrera coopératif le moment venu.
Pour l’instant, on navigue sur le Nil à bord d’une felouque aux voiles brunes. J’ai bien fait de demander à la mère Dorothy de me rapatrier les dollars que j’avais placardés dans un coffiot de son hôtel. J’en ai filé une petite pincée à un vieux pêcheur du Nil, scrofuleux et presque aveugle. Il a été tout heureux qu’on lui rachète sa barcasse. Elle prend plus ou moins l’eau, mais cela ira tout de même. La voile est plus trouée que le slip de Béru et ne sert pas à grand-chose ; heureusement que le Gros s’explique aux rames.
Nous avons chargé le lion et le matériel à bord, planqué la Mercedes derrière un bosquet de palmiers-dattiers. On circule mollement sur le plus long fleuve du monde. Soudain, c’est la paix miraculeuse. Je me sens un moment à l’abri des machiavélismes de l’existence, protégé, épargné. Un vent tiède caresse mon front. Le bruit des rames frappe l’eau en cadence… Le soir vient, impérial, sur l’Egypte archimillénaire. La majesté de l’instant m’impressionne malgré les graves tourments de l’heure et l’imminence de l’action.
Je ferme les yeux. Une ardente exhortation monte en moi. Pourvu que tout aille bien, qu’on réussisse notre folle entreprise. Sa témérité me gonfle d’une sorte d’orgueil. Se peut-il que deux hommes se risquent dans une telle équipée ? Qu’ils lancent un tel défi à la prudence ? Mais nous sommes donc des espèces de héros, Bérurier et moi, dis, joufflu. Des chevaliers modernes. Les Bayard d’aujourd’hui ?
Tout est prêt. Tout a été repéré. Il n’est plus que d’attendre l’heure pour agir.
Le Tout-Puissant examinait sa collection de monnaies. Il n’était pas particulièrement attiré par la numismatique, mais il appréciait les « trésors », c’est-à-dire l’or sous toutes ses formes. Il possédait une folle quantité de pièces anciennes : grecques, romaines, byzantines et il lui arrivait de les extraire de sa chambre forte afin de les caresser, comme un amant caresse la bouche de l’aimée, pour que ses doigts en sachent la texture et le dessin.
Kriss, qui l’avait aidé à dégager les plateaux gainés de velours rouge, attendait au fond de la pièce le bon plaisir de son maître, en frottant discrètement l’empeigne de ses chaussures avec sa pochette de soie blanche. Il avait cru y déceler une ombre qui pouvait fort bien être une tache après tout. Mais son inquiétude disparut avec l’ombre. Il replia sa pochette maculée de façon à ne laisser visible que la partie restée intacte, la logea dans sa poche supérieure où il la fit mousser entre le pouce et l’index jusqu’à ce qu’elle devînt une fleur de soie.
Un parfum de serre régnait dans la pièce, dû aux tubéreuses qui la décoraient.
Le silence aurait impressionné un non-initié, il l’aurait même incommodé, mais Kriss l’appréciait. Cela faisait des années qu’il vivait dans ce superbe aquarium, au service d’un étrange poisson. Il finissait par s’y sentir mieux qu’à son aise : heureux. Il constituait l’élastique d’un lance-pierres. L’image lui plaisait. Comme l’élastique, il ne produisait aucun bruit en se tendant ; juste un claquement sec lorsque le Tout-Puissant le lâchait.
L’homme changea de plateau pour passer des monnaies romaines aux byzantines ; il cueillit un Theodosius II si parfait de conservation qu’on l’eût cru neuf. Au moment où il l’élevait jusqu’à sa vue, la lumière s’éteignit et la pièce fut plongée dans un noir absolu. Le Tout-Puissant maugréa.
— Simple panne de secteur, murmura Kriss. Le passage automatique sur le groupe de secours va s’effectuer.
Ils restèrent immobiles dans la nuit, attendant que les lampes se rallument, mais les secondes passaient sans que rien de tel ne se produise.
— Allez vous informer ! ordonna le Tout-Puissant.
Kriss quitta son siège et gagna la porte en tâtonnant.
Chapitre XIII
LA KERMESSE HÉROÏQUE (suite)
— Alors, on joue « Bonne nuit les petits », ou quoi et qu’est-ce ? demande le Gros.
— Il n’y a plus une loupiote, assuré-je.
Il essuie son front ruisselant de sueur.
— J’ai cru que j’allais morfler la grosse secouée, avoue le Magistral. C’est pas de la sucrette, dans l’obscurité, de sélectionner un câb’ électrique. L’ manche d’ ma hache a beau êt’ en bois, un faux mouv’ment est vite arrivé.
Sur fond de ciel bleu nuit, on voit pendre un long serpent noir du pylône amenant le courant à Sherazade Island. Le Dodu dévale les croisillons de fer de la charpente métallique et, saisissant ma dextre d’airain, saute dans la felouque.
— Si j’ te dirais, j’ai les cannes qui trembillent, mec. J’ai cru qu’ j’en viendrerais pas à bout.
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