— Go ! hurla-t-il à l’adresse (postale) de son compagnon.
La moto rugit comme douze fauves qui se seraient fait prendre la queue dans un broyeur.
Son pilote voulut descendre du trottoir, mais une balle perfora son casque et pulvérisa sa nuque. Il mourut avant que son engin fou se couchât et se mît à tourner sur l’asphalte comme un monstre d’acier en féroce agonie.
Une auto venait de stopper à la hauteur du bolide convulsif. Un type basané en jaillit. Il tenait une mitraillette sous le bras, réglée sur le coup par coup. Il s’approcha du motard arrière, celui qui tenait la sacoche et qui venait de se dégager tant bien que mal des ruades de la moto folle.
Il le braqua à bout portant.
— Monte ! enjoignit-il.
L’homme, étourdi par sa chute, devina l’ordre plus qu’il ne le perçut. Il prit place à l’avant de la Renault. Stevena monta à l’arrière…
Boris, qui couvrait l’opération depuis sa portière, dirigea son pistolet sur le motard.
— Tes deux mains sur le tableau de bord. Si un de tes cinq doigts cesse de le toucher, je te casse la tête !
L’autre obéit. Il était infiniment résigné. Comme il pensait avoir affaire à la police, il fut surpris par le démarrage forcené de l’auto.
Stevena avait relayé son coéquipier, et tenait le canon de sa mitraillette plaqué contre la nuque du voleur de sacoche.
La Renault bondit dans l’avenue Victor-Hugo. Ça sifflait éperdument derrière. Boris vit dans son rétroviseur qu’une bagnole les coursait, celle qu’occupaient les jeunes inspecteurs. Il mit toute la sauce, prit une rue à sens unique, évita de justesse une voiture, écrasa sans sourciller une vieille dame sourde qui ne s’entendit pas mourir, et fonça au hasard de son inspiration.
Au bout de quelques instants, il ne vit plus la voiture suiveuse.
CHAPITRE XXII
IL EST QUESTION DU PROF
Je ne sais pas pourquoi, quelque chose me reproche de n’être pas allé escorter le Dabe.
Quelque chose ou quelqu’un, va-t’en savoir…
Dans la pièce voisine, les trois Ricains sont en plein délire. Je suis prêt à te parier un tour de manège contre un tour de con qu’ils ne pensent plus à la valise, ces nœuds. La potesse du Vioque nous a dépêché son commando d’élite, d’après ce que j’ai pu voir et ce que j’entends. Les Trois Lancières du Bengale ! Des nières pareilles, rappelle-toi que ça fait du dégât dans une braguette !
Le talkie-walkie se met à grésiller.
On se grouille de cigogner le contacteur et d’annoncer qu’on écoute.
La voix dolente de Pinuche retentit :
— Antoine ?
— Oui, alors ?
— C’est la merde, mon pauvre grand.
Il est rare que le Débris use de termes vulgaires. C’est un monsieur poli, au langage châtié, qui répugne à puiser dans le rayon des gros mots.
Ça me flanque envie de gerber. J’aurais dû y aller moi-même à la banque, bon Dieu de bois ! Quelle sotte idée d’y avoir dépêché Achille, lequel n’est bon qu’à diriger, mais en aucun cas à exécuter.
— Vas-y, soupiré-je, j’écoute.
— Un fâcheux concours de circonstances dû aux impedimenta de la circulation…
— Oh ! merde, épargne-moi ton discours d’inauguration, César. Résume ! Je t’en supplie : résume !
Il me raconte ce que tu viens de lire à la troisième personne (forme d’expression tout à fait exceptionnelle chez moi) dans le chapitre précédent.
— Ils s’étaient divisés en deux groupes : l’un à moto, l’autre en voiture…
— Qui a buté le motard ?
— L’un des types de l’auto.
— Tu trouves normal qu’on bousille ses complices en cours d’action, toi ? Généralement, les règlements de compte ont lieu au moment des règlements de compte, précisément.
— Ben, dans un sens…
— Lefangeux et Lurette ?
— Ils sont à la poursuite des gars…
Donc, il me reste un espoir.
— Que faisons-nous ? demande la Pine.
— Allez au cinéma, paraît qu’il y a un nouveau Belmondo pas mal dans lequel c’est la police qui a le dessus.
Je coupe le jus.
Mathias quitte son burlingue de secrétaire et va décrocher son imper doublé avec de la fourrure synthétique qui imite le vison au point que tu la prends vraiment pour du lapin.
— Je file vite, annonce le Rouquemoute.
— Où donc, mon fils ?
— Ben, à la morgue. C’est là qu’on va emmener le cadavre du motard. Si nous n’avons plus de vivants à interroger, essayons au moins de faire parler les morts !
* * *
Une demi-heure plus tard, les trois Ricains, accompagnés des trois frivoles, sortent du bureau, passablement contusionnés par les jeux de l’amour et du lézard.
Ils me claquent le dos.
— Hello, baby, on va aller prendre un drink avec ces dames, vous nous accompagnez ?
— Non, sans façon, j’ai encore dix kilos de lentilles à trier pour le repas du soir.
— On est à l’ Hôtel Boxon , m’avertit le Chinois déchiné, si vous avez du nouveau, prévenez-nous.
— Comptez sur moi !
Et bon, me voilà enfin seul. Ça déconne autour de moi. Reusement que j’ai du chou. Tout autre que monseigneur Bibi s’affolerait. Moi, que nenni, mon ami, je garde confiance. Je sais driver les événements, et quand ils me défèquent dessus, j’ouvre mon pébroque anti-merde. Si je te disais, l’autre jour, on me téléphone pour si je voudrais entrer chez les Goncourt. Tu parles si j’ai fait un saut d’escarpe, comme dit le Gravos. Tu acceptes dans un moment de faiblesse, histoire de pas vexer, et ensuite tu passes ta vie au téléphone à promettre le prix à tout ce qui tient une plume ou publie un imprimé quelconque. Souvent, je lis les médias qui daubent sur mes réfutés collègues. Ils se mettent pas à la place, ou alors ils sont jalminces. Ils veulent pas admettre les obligations. Je te prends Mme Edmonde qu’on élit. On la supplille d’en être. Elle connedescend. Après ça, ils ont été forcés, moralement, de distribuer le Prix à Gaston pour son fameux roman-fleuve intitulé Le Provençal . On vit dans une société policée, mais surtout polie (pas à la pierre ponce), polie dans le sens de bonnes manières.
Malgré le débraillé montant, la vieille garde reste debout, impec. Tiens, je vais te donner une preuve du bon maintien solidement ancré. J’ai un ami comédien, ça fait une paie que je ne l’ai vu. Musson, il s’appelle. Un grand à mine compassée. Il joue ce qu’on appelle les petits emplois, mais il travaille comme un fou ; tu l’aperçois dans tous les films. Tu sais pas fatalement son nom, mais tu le connais, toute la France le connaît. Et qu’interprète-t-il ? Je vais te dire : un maître d’hôtel, ou un croque-mort, ou un académicien, ou un ministre, rarement autre chose, ce qui prouve combien les quatre professions que je viens de numérer sont sœurs, sont conjointes, presque interchangeables. Leur dénominateur commun ? Musson ! Un grand type d’apparence sévère, gourmée (mais un fin gourmé !) avec un air de ne croire qu’en la bienséance. Musson ! Je lui dis bonjour en passant ; j’oublie jamais les gens de bonne rencontre. Regarde bien les génériques de fin ; la plupart des spectateurs se taillent dès qu’il se déroule. Ils ont tort ; un film n’est vraiment fini que lorsque l’écran est redevenu blanc. Lis tout : tu trouveras obligatoirement Musson. Le ministre de l’Intérieur (voire à la rigueur le préfet de police) : Musson ! Le maître d’hôtel : Musson. L’académicien : Musson… Les vedettes pâlissent, Musson demeure. Dans le fond, c’est ça, le vrai vedettariat : cette pérennité. Valet de chambre, académicien, c’est-à-dire la classe ! Moi, je veux fonder le club à Musson. Gilet rayé ou habit vert ; croque-mort ou ministre désarmé, va-t’en trouver la différence… Va, cours, je t’attends ici. Bonne apathie, messieurs.
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