Il opine.
— T’as raison, faut me dire tout, murmure-t-il. Grand-père bouffait du missionnaire, tu saisis, mon vieux ? Et moi, c’est pas parce que je lis les articles de Michel Droit dans le Figaro que je sais tout de votre putain d’éducation de merde ! Laisse-moi le temps de devenir hypocrite.
Il recapuchonne cette merveille du génie humain qu’est une pointe Bic.
— Bon, je te résume…
Il ferme son cahier et le rouvre à la première page.
— Ta tante est décédée en 1975. Elle a vécu neuf ans et sept mois avec Dugadin. Ces lettres reflètent donc une période de la vie de ce vieux allant de 65 à 75.
Il est méthodique, Jérémie. Analytique. C’est essentiel pour pratiquer avec succès ce métier de con.
Les fragrances sortant du chaudron infernal de dame Ramadé sont de plus en plus obsédantes. Franchement, je suis inquiet et me demande s’il est, non pas comestible, mais plus simplement « approchable », son brouet. De grandes angoisses stomacales me taraudent.
— A vrai dire, poursuit mon pote, l’existence de ce Dugadin paraît avoir été monotone. Il se levait avant l’aube, s’occupait de ses animaux, puis de ses champs, bouffait frugalement et allait se pieuter en même temps que ses poules. Ta tante, franchement, elle avait des instincts monacaux pour vivre en compagnie de ce grigou. On sent sa mélancolie en filigrane. La résignation complète. Elle avait la foi, non ? C’était pour préparer sa vie éternelle qu’elle acceptait cette vie ; par mortification. (Il hausse les épaules.) Enfin, chacun voit… comment dites-vous, déjà ? A sa porte ?
— Midi ! Chacun voit midi à sa porte, le renseigné-je.
Il rigole.
— Ce que c’est con, mon vieux, ces sentences ! N’importe quoi ! Plus ça paraît fumeux, plus vous mouillez ! Un besoin qui vous prend de vous gargariser de proverbes, de formules. Une phrase redondante et vous vous mettez à éjaculer de partout, tellement ça vous survolte, mon vieux.
Je pose délicatement ma dextre parfois manucurée sur son avant-bras d’ébène.
— Dis voir, Sublime. T’as jamais lu les z’œuvres de ton président-poète, M. Senghor, de l’Académie française ?
— Je les sais par cœur.
— Bravo. Alors, revenons à l’oncle Tom.
Il caresse, du bout de ses longs doigts, les Ray-Ban qui lui servent à se moucher.
— T’es un cas, mon vieux, murmure-t-il, franchement t’es un cas. Mais je t’aime bien tout de même. Donc, dix ans de la vie de tonton (65–75). Le bougre a écrit ce fameux testament en 74, tu me suis ?
— Il m’arrive même de te précéder.
— Si en 74 il s’estimait en danger de mort, c’est que la chose susceptible de motiver son assassinat s’était produite peu de temps auparavant.
— Pourquoi ?
Regard flétrisseur de ma gloire sénégalaise.
— S’il s’était écoulé des années, il se serait cru hors de danger et n’aurait pas évoqué cette éventualité.
— On l’a cependant buté plus de douze ans plus tard.
— Juste. Mais c’est ça le mystère. Lui, il devait craindre pour très vite parce que des éléments s’étaient produits qui l’amenaient à le penser.
— Je te fais mes compliments, Jérémie.
— Pour mes déductions ?
— Non, pour ton vocabulaire. Tu t’exprimes de jour en jour avec plus d’aisance, de recherche. Bref, tu te cultives.
— Dis, je lis comme une vache, mon vieux ! Une grande partie de mes nuits. Et j’ai toujours un book à portée de main dans la journée.
Il met la dextre à sa poche arrière et extrait de son jean un opuscule froissé dû à la Maison Garnier que je salue au passage : Mithridate , de Jean Racine.
— La preuve, fait-il.
— Chapeau.
— Y a que les classiques, déclare-t-il, tout le reste est littérature !
Ramadé demande quelque chose en dialecte de son pays. M. Blanc traduit à m’man.
— Ma chère épouse souhaiterait de la graisse de chameau, dit-il, mais bien entendu vous n’en avez pas ?
Dénégation éperdue de ma Féloche.
Traduction inverse de l’époux. Puis réponse du cordon-bleu.
— Elle dit que de la cire à parquet devrait pouvoir remplacer la graisse de chameau en ajoutant du vinaigre.
Ces questions culinaires étant réglées, nous entrons sérieusement dans le vif du sujet.
— En vertu de mon sentiment quant à la date de l’événement, reprend Jérémie, je me suis attaché particulièrement aux petits faits signalés par ta tante et qui se sont produits de 72 à 75.
— Tu tiens vraiment à limiter « la chose » à cette marge temporelle de 3 ans ?
— Je le sens, avoue-t-il, penaud après un instant d’indécision.
— C’est la meilleure des réponses, grand. Car ce boulot où tu t’engages repose avant tout sur le flair, tu viens d’en avoir la preuve avec cette affaire des faux égoutiers.
Il se penche sur le feuillet.
— 18 décembre 1972, Thomas Dugadin est hospitalisé à Chambéry pour une occlusion intestinale. Au début, tante Mathilde est alarmée, redoutant pour lui un cancer ; mais très vite, les investigations prouvent qu’il n’en est rien. On parvient à faire chier le vieux et trois jours après il est de retour dans sa ferme.
« 23 juillet 1973, il a un léger accident de mobylette. Sur la nationale : il est renversé par une grosse bagnole américaine. Bilan : un poignet foulé, des ecchymoses au visage, mais son engin est sérieusement endommagé. Le conducteur de l’auto, un étranger, s’arrange à l’amiable avec tonton et lui remet 5 000 francs pour qu’il se fasse soigner et s’achète une nouvelle pétrolette. Tonton se contentera de faire réparer le bolide et consultera un rebouteux des environs. Il placera les 5 000 francs en bons du Trésor. »
Jérémie s’arrête pour reprendre souffle. Il hume le fumet qui s’échappe de la marmite dans laquelle sa Ramadé vient de balancer les piments.
— Ça sent bon, hein ? exulte-t-il, vous allez vous régaler, madame Maman ! Seigneur, on se croirait presque chez nous ! (Puis, revenant à son cahier :) Enfin, le 14 septembre de la même année, il assiste à un accident d’hélicoptère. Alors qu’il travaille dans son champ, son attention est attirée par le vacarme d’un giravion volant à basse altitude. Soudain, il voit l’appareil se diriger tout droit sur les câbles d’une ligne à haute tension qui enjambe le panorama. Il semble que le pilote ne l’ait pas aperçue. Les pales touchent les fils. L’appareil explose, des corps voltigent de-ci, de-là. Affolé, tonton court sur les lieux du sinistre. Il ne trouve que des débris fumants et trois cadavres noircis par la formidable décharge électrique. Il va donner l’alarme. Les gendarmes arrivent. On enregistre son témoignage.
M. Blanc se racle la gargane.
— Ça me fait saliver, mon vieux, le bouffement de ma chère épouse ! Il lui restait heureusement de la sauce noire qu’on appelle chez nous Oksékaka. T’en mets dans un plat, mon vieux, et ça parfume toute la rue !
— Je vois, dis-je. Y a déjà des voisins qui se rassemblent devant notre maison croyant qu’on vient de mettre à jour un charnier. Quand vous bricolez cette popote dans votre appartement, t’as pas le service d’hygiène ou les pompiers qui grimpent aux nouvelles, des fois ?
Jérémie hausse les épaules.
— T’es chié, toi, mon vieux. Le besoin de tout moquer, merde. Pourtant Mme Maman paraît si gentille ! Tu ne tiens pas d’elle, hein ?
— Hélas non, reconnais-je, je tiens de moi.
— T’as pas de chance, quoi. Bien, voilà c’est tout pour tonton. Juste après cet accident d’hélicoptère, ta tante Mathilde est tombée malade. Elle, c’était bien un cancer. Mais elle était courageuse et endurait le mal sans trop se plaindre, d’autant — ça se devine dans ses dernières lettres — que le vieux singe ne la dorlotait point. Quand elle est allée chez le médecin, c’était trop tard. On l’a opérée en catastrophe et elle est morte au début de janvier 74. Voilà.
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