Comme ça descend raide, je reste en seconde. Je suis tellement éberlué que j’ai l’impression d’être en vacances !
Tu t’attends au pire. Tu te crois mort. Et voilà que la nature t’embaume de chlorophylle surchoix, que les oiseaux te donnent une aubade, que le soleil allume la joie. Tu disposes de ta liberté, d’une tire, d’un futur…
Si la gargante ne me faisait pas encore mal, je chanterais, parole !
La forêt s’achève. Un panorama infini se propose alors à mes yeux. J’aperçois des plaines fécondes, des peuples faits cons, des usines fumantes, des fermes, des champs, le ciel bourré de nuages en dérapage…
Hymne à la vie. Mon chemin d’ornières fait place à un chemin de poussière.
Et je reconnais la terre ocre de naguère.
La route descend vers la plaine en louvoyant paresseusement. J’aperçois, plus bas, montant à ma rencontre, un véhicule blanc avec des lumières sur son toit et qui soulève une tornade rouge en passant.
A mesure que nous nous déplaçons l’un vers l’autre, il se précise et je finis par reconnaître une bagnole de police. Que fout-elle en ces lieux escarpés ? Un pressentiment m’indique qu’elle est là pour moi. S’agirait-il de faux poulardins ? Mais à quoi cela rimerait-il ? Non, franchement, je pige pas très bien. Une voix intérieure (celle de mon petit lutin personnel) me conseille d’arrêter la tire et de me tailler, mais je me trouve en terrain découvert, sans arbres, lande galeuse où l’herbe pousse mal. Où irais-je ? Et pourquoi me cacherais-je des flics ? Je suis une victime. N’ai rien à me reprocher.
Bon, je chasse ma mauvaise impression et continue de dévaler la pente. Comme j’arrive dans un grand virage en épingle à cheveux, j’aperçois le carrosse des archers en travers de la route. Et deux gusmen se tiennent de part et d’autre de la bagnole. L’un a une étoile sur le poitrail. C’est le shérif, comme dans les films. Ils sont en uniforme marron et beige. Portent des bottes de cuir, des culottes de cheval et des chapeaux scout style Police montée canadienne.
Contrairement à la tradition, le shérif n’est pas un gros sac à bière rubicond, mais un grand beau type qui ressemble à Randolph Scott (ou au neveu de sa crémière, mais y a de ça).
La voie se trouvant obstruée, force m’est de stopper. Je le fais et me déportiérise.
— Quelque chose qui ne va pas, shérif ? je demande.
— Descendez ! me répond-il.
J’obtempère.
Il attend que j’aille à lui, ce dont.
— Papiers !
Je sors mon porte-cartes que les trois Chinois ont eu l’amabilité de me laisser et le lui présente. Il l’ouvre et, sans ménagements, sort les fafs qui s’y trouvent serrés.
— Police ? il me demande, sans écarquiller le moindre de ses yeux, comme l’écrit si bien Mme Yourcenar dans « Tempête dans un lavabo de l’Avenue Henri-Martin ».
Quand je dis qu’il me le demande, il le constate seulement.
— Oui, pourquoi ?
— Les papiers de ce véhicule ?
Youyouille, ça se complique. Là, mes chers zauditeurs, j’ai un choix à faire. La vie, c’est l’art des choix (comme on dit à Privas). Raconter mon enlèvement et la suite, ce qui fait un peu B.D. pour collégien boutonneux, ou bien la fermer et prier le Ciel pour que la carte grise de la tire se trouve dans la boîte à gants. J’opte pour la seconde version.
— Un instant, je vais les prendre dans le camping-car.
Le shérif articule sèchement :
— Bougez pas ! Et puis il fait un signe à son assistant, un gars jeune qui ressemble à Stan Laurel.
Ce dernier grimpe dans le camping-car. Il farfouille et ressort au bout de peu. Il va à son chef bien-aimé pour lui chuchoter un zigounou secret dans la manche à air. Dès lors, le shérif dégaine son Colt aux enzymes et le braque dans ma direction.
— Mettez les deux mains contre notre bagnole, je vous prie !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Faites ce que je vous dis !
Le ton ne permet pas l’ergotage. Alors je prends la posture souhaitée. Il me demande de reculer encore mes pieds de manière à me trouver totalement en position précaire, mes deux mains soutenant un équilibre instable.
— Surveillez-le, ordonne-t-il à Stan Laurel.
Laurel est hardi, car il vient très près de moi après avoir dégainé à son tour.
Voilà le shérif dans le camping-car. Moi, je savais bien que ça tournait en couille, mon affaire. Quand t’es un intuitif, tu perçois les cagateries avant qu’elles se produisent.
J’ignore ce que le shérif mate sur le siège passager, en tout cas ça l’intéresse. Il saute de la tire et va ouvrir la porte coulissante latérale pour s’introduire à l’intérieur.
Le temps passe.
Mal. Une grosse mouche bleue qui me prend pour une merde (et elle n’a pas complètement tort) me trottine sur le pif et les contractions que j’opère pour l’en déloger doivent être vachement poilantes à regarder.
Je ne vois plus le shérif. C’est un homme qui prend son temps. Un appliqué, un minutieux.
Sa voix éclate dans le silence que trouble à peine le crépitement des insectes :
— Passez-lui les menottes, Hardy.
Stan Laurel décroche de son ceinturon une paire de bracelets en acier trempé. D’une main, il tient son feu, de l’autre une boucle des cadènes. Il se rapproche encore de moi. Tu sais ce que c’est ? Il arrive souvent qu’on parle sans réfléchir, contrairement aux miroirs qui réfléchissent toujours et ne parlent jamais, les veinards. Et il arrive aussi, mais c’est plus rare, qu’on agisse sans l’avoir décidé.
Alors moi : primo croc-en-jambe arrière. Deuxio plongée fulgurante sur Laurel après une volte éclair. Troisio, emparade du Colt. Quatrio : application dudit sur la tempe de l’assistant. Qu’heureusement, le capot de la voiture des perdreaux se trouve entre le shérif et ma pomme, sinon l’étoilé me flinguait comme un gréviste.
Quand tu t’engages dans une voie, il ne faut jamais faire demi-tour, mon petit gars, quand bien même elle est sans issue, c’est tonton Tonio qui te le dit.
— Balancez votre Colt, shérif, crié-je, sinon je plombe votre guignol et vous assaisonne tout de suite après !
Mentalement, je compte les secondes : zéro zéro un, zéro zéro deux…
A zéro zéro huit, un pétard atterrit à quelques mètres de la voiture.
— O.K. ! fais-je.
Avant de me relever, je passe à Stan Laurel ses propres poucettes. Qu’après quoi, je m’avance vers le shérif, souriant.
— Désolé d’employer des moyens de bandit, lui dis-je, mais vous ne laissez pas le choix.
A son tour il hérite ses menottes.
— Pourquoi vouliez-vous m’arrêter ?
— Comme si vous ne le saviez pas ! rétorque le beau gosse.
— Non, collègue, je ne le sais pas. J’ai été enlevé par trois Chinois, à Overdose City, au début de l’après-midi, et ils m’ont abandonné dans ce véhicule, en pleine nature après m’avoir estourbi.
— C’est ça, grommeluche le shérif, tellement incrédule qu’il risque d’en tomber malade.
— Peu importe que vous me croyiez ou pas, shérif, c’est la vérité ! Comment se fait-il que vous m’ayez intercepté sur cette route pourrie, éloignée de tout sauf de l’espérance ? Une dénonciation anonyme, je suppose ?
Dans son regard, je lis que j’ai mis dans le mille.
— Et, bien sûr, vous êtes plus enclin à croire une voix furtive au téléphone qu’un confrère français jouissant dans son pays d’une réputation irréprochable ! Je veux bien que l’Amérique soit le pays des westerns, mais quand même !
« Venez un peu avec moi jusqu’à ce putain de camping-car qu’on regarde ensemble de quoi il retourne ! Et dites à votre gugus de venir avec vous au lieu d’actionner votre radio comme il s’apprêtait à le faire ! »
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