— Singapour, lâché-je, c’est une beau voyage.
— Ça, j’aimerais être à la place de Sonia, affirme la dame.
— Son mari ne l’accompagne jamais ?
— Rarement. Il n’aime pas beaucoup le beau-père de sa femme.
— Il fait quoi, là-bas, cet homme ?
— Des affaires, je crois. Il est hollandais.
Elle dit comme si c’était une explication, la batavité du bonhomme ; comme si néerlandais était synonyme de négoce.
— Ils sont mariés depuis longtemps, Sonia et Albéric ? risqué-je familièrement ; mais quoi, tout est question d’aplomb dans mon putain de job.
Des strato-cumulus embuent les besicles de la mère tapoti-tapota. Je te parie les œuvres complètes de la contesse de Ségur (Les Chaleurs de Sophie, Après la Pluie le Bottin, Les Mémoires de Canuet, Pauvre Baise, Le Général Durakuir, etc.) contre un godemiché de veuve de guerre 14–18 qu’elle hait sa cousine. Des fulgurances au détour de la pensée, qui sont éloquentes.
— Non, pas très, quatre ou cinq ans, je crois.
— Mme Wesmüler ne travaille pas ?
Là, ma terlocuteuse marque une hésitation.
— Oui et non. Elle s’occupe un peu des affaires que son beau-père traite sur Paris. Disons qu’elle lui sert de correspondante.
— Je vois.
Nouveau grésillement du biniou. La secrétaire-cousine prend l’écouteur.
— Atelier d’Architecture Wesmüler, j’écoute.
Elle écoute !
Et elle entend.
Et ce qu’elle entend la vide de son sang, comme on écrit dans les livres plus chers mais moins intéressants que les miens.
Elle balbutie d’une voix en étouffe-cierge :
— Non ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Quelle horreur !
Puis elle répète :
— Oh ! non ! Oh ! non ! Oh ! non !
Elle exhale enfin :
— Je viens.
Raccroche. Me regarde droit aux yeux, ayant oublié complètement ma bite.
— Albéric a eu un accident sur le chantier. Il est mort !
Vite fait, bien fait.
T’as pas le temps d’être mort que déjà on t’a foutu un drap ou une bâche sur la gueule. Symbolique. Tu n’es plus ? Alors ton image n’a plus le droit de cité. Sur notre planète tant encombrée, il n’y a un peu de place que pour les vivants, et encore de moins en moins ! On exiguite !
Il a déjà eu droit à son morceau de bâche, l’architecte. Juste ses jambes qui dépassent. On se pointe avec Marinette Laborné, la cousine en larmes et manteau de fourrure râpé (du phoque échappé à la vigilance de la mère Bardot). Elle s’élance vers le corps en simagrées de deuil, poussant des plaintes, dispersant ses pleurs, tirant sur ses tifs.
Quatre pelous entourent la dépouille : un Arbi, deux Portugais, un Français beaujolaisé : le contremaître du chantier. Ce n’est pas celui d’une maison privée, mais de la réfection d’un bâtiment public. Il avait dû faire un vœu car on l’a exhaussé. D’un étage (en maçonnerie on dit « d’un niveau »).
Il y a une bétonnière arrêtée, des sacs de ciment, des tas de gravier, des banches de bois, des échafaudages, des échelles et tout le matériel nécessaire à ce genre d’entreprise.
Deux draupers en uniforme arrivent au volant de Police-Secours. Ils commencent par nous apostropher en aboyant qu’on doit circuler et qu’il y a rien à voir.
— Pas de crises d’épilepsie entre nous, les gars ! fais-je en produisant la belle image du bébé sur carte de police plastifiée.
Ça les rectifie.
« Oh ! pardon ! On s’escuse. On ceci-cela, tout le reste… »
Je leur dis de réciter trois Pater et trois Ave (avé l’accent) en guise de pénitence, et je soulève le coin de la bâche. L’Albéric était bel homme. Séduisant, ça, j’en mettrais sa bitoune au feu, à présent qu’elle ne risque plus grand-chose.
— Il est tombé de l’échafaudage ? proposé-je au contremaître couperosé (d’Anjou).
— Exactement.
— Racontez.
Il murmure :
— Je lui avais dit de mettre un casque, mais il ne m’a pas écouté. Il était énervé parce qu’il trouvait que Mohamed préparait mal le fer à noyer dans le béton. Il s’est élancé sur l’échelle qu’il a grimpée quatre à quatre. En arrivant en haut, il a poussé un cri et il est parti en arrière. Pourtant, je lui tenais l’échelle. Il est tombé à la renverse et ça a fait un sale bruit que je ne suis pas près d’oublier. Il s’est tué raide. Vous pensez : vingt mètres ! Sur la nuque !
— Où se trouvaient vos hommes ?
— Quand l’architecte est arrivé, Mohamed travaillait en haut et les deux Portugais préparaient le béton. Moi, j’étudiais les plans, sachant que M. Wesmüler allait me poser des colles, comme chaque fois. La première chose qu’il a vu, en descendant de sa bagnole (il désigne une R 25 en bordure du chantier), c’est les ferrures qu’étaient pas aux normes. Il s’est mis à m’engueuler, puis il a crié à Mohamed de descendre. Et alors c’est lui qui a grimpé.
— Tenez-moi l’échelle !
Je gravis les échelons gluants. L’échelle dépasse l’échafaudage. Je l’escalade au max afin d’avoir une vue d’ensemble du chantier. Pour l’instant, le mur en construction surplombe une étendue entièrement bâchée. On a démoli l’ancienne toiture et protégé l’ex-dernier étage pendant qu’on surélevait la construction. En face, se trouve la partie des locaux non concernée par les travaux. Je me penche sur le mur en cours de surélévation. À l’intérieur du bâtiment, nulle échelle, il est donc impossible qu’on ait poussé l’architecte.
Je redescends. Avise Jérémie Blanc à l’équerre, furetant tel un chien de chasse, les ailes de son gros tarbouif palpitant comme les flancs d’un cerf forcé par une meute [4] C’est à des images de cette puissance qu’on mesure le talent de San-Antonio. Paul Guth (de l’Académie française).
.
— Que cherches-tu ? m’inquiété-je.
Le dos toujours arqué, la face penchée, ses gros yeux globuleux pendant d’elle comme des couilles, il répond par un grognement que je qualifierais extrêmement volontiers d’évasif si je ne redoutais les pléonasmes comme la peste ou la compagnie d’un raseur [5] Je tiens à ta disposition la liste des miens que j’ai réunis en une plaquette de soixante-quatre pages. San-A.
. Mon principe étant « chacun sa merde », je ne le harcèle point et m’occupe de cousine Marinette, laquelle, agenouillée sur le sol, pleure à chaudes pisses sur la dépouille de l’architecte. Son chagrin est immense. La voilà sans doute seule au monde, sans boulot. Mohamed, l’Arbi triste, contemple le cul dressé de la pleureuse, rêvant de le verger manière de se mettre les glandes à jour. Les deux Portugais sont attristés, croyant à la veuve. Y a pas plus gentils mecs que ces gens-là ! Un peuple d’aimables bosseurs. Des modestes exquis, purifiés par les vents atlantiques, aux sourires gauches, aux regards ardents de bonne volonté, si tu m’autorises (ou si tu motorises) ce charabia. Des écureuils bruns aux regards noisette. Salut à vous, Portugais, qui nous fournissez nos maçons et nos bonniches ; adorables Latins de bas d’Europe, honnêtes et courageux avec simplicité. J’ai de la tendresse pour vous.
La scène est insolite. Je prends du recul, m’abstrais pour la mieux percevoir. Ce cadavre mal recouvert d’une bâche cradoche, ces ouvriers que le drame a stoppés en plein turbin, ces flics perturbés par ma présence, cette femme en pleurs dans son manteau, ce grand Noir fureteur, la bétonnière dont le moteur continue de tourner, le ciel de suie où tanguent des espèces de mouettes venues on ne sait trop d’où. Mais peut-être sont-ce des pigeons ?
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