Elle rembrunit. Fâcheux souvenir ! La mort et l’hostellerie ne font pas bon ménage. Rien qui emmerde plus un gargotier que le décès chez lui d’un de ses clients. Ça fait désordre, ça fait malpropre, ça jette un froid, le discrédit.
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait dire encore de ce fâcheux accident, ergote la garguergotière.
— Montrez-moi votre livre des entrées, je vous prie !
En rechignant, elle cueille un registre n’ayant rien de commun avec la dégueulasserie débrifée de l’hôtel Blatte et Confort .
Je me reporte au 28 janvier et inscris sur mon calepin les quelques noms qui y figurent. L’ Auberge des Chasseurs a davantage une vocation de restaurant que d’hôtel ; on y assure plus le couvert que le gîte, et elle doit comporter à tout casser une dizaine de piaules.
Le blaze de M. N’Guyen retient mon attention puisque c’est celui du défunt. Comme adresse, il est mentionné : « 609 Mayer Road, Singapour ». Outre ce personnage d’origine viêtnamienne, se trouvaient à l’hôtel les Wesmüler, les Témiche-Monzaube (des amis du couple, m’apprend Mme Bertrand, les Témiche-Monzaube, des transports en commun !). Viennent ensuite un certain Gaston Persiflard, puis un dénommé Michel Cramouillet. L’hôtesse m’apprend que Gaston Persiflard est un vieil habitué qui possède une chasse dans la contrée. Quant à ce Michel Cramouillet, c’est un garçon jeune qui était descendu aux Chasseurs avec une fille n’ayant pas très bon genre. Il a dîné avec quatre ou cinq amis de leur âge qui étaient venus les rejoindre. Après un repas bien arrosé, ils sont tous allés prendre du champagne dans la chambre de Cramouillet et ils commençaient une bacchanale à laquelle Mme Bertrand s’apprêtait à mettre un terme (ici, nous sommes une maison sérieuse !) lorsqu’un coup de feu a déchiré tu sais quoi ? La nuit ! C’est comme ça qu’on dit : un coup de feu déchire la nuit, voire le silence, mais ce soir-là, y avait pas de silence, à cause de ces jeunes fêtards !
On s’était précipité, tout le monde, dans l’hôtel : clients et personnel, plus les tauliers, nature ! Le « Chinois », c’est ainsi que l’appelle la dame Bertrand Gontrine, avait le cigare disjointé. Ce nœud préparait son matériel lièvricide et le coup était parti sans laisser d’adresse, lui faisant exploser la physionomie.
Vous parlez d’un tintouin ! Les gendarmes, l’enquête, les journalistes du cru : Le Courrier Solognot, La Voix de la Sologne . À l’auberge, ils avaient eu leur véquende saccagé par la malencontruosité de cet Asiate. Un fusil absolument neuf, acheté la veille chez Gastine-Renette. Un « John and Hollyday » de London ! La crème des flingues ! Le prince Philippe, ses grands glandeurs de fils, le duc de Monfrock, sont équipés de « John and Hollyday » pour leurs parties de chasse à la grouse ! L’autre pomme jaune qui veut faire du zèle : fourbir son flingue neuf, je te vous demande un pneu ! Et vrraoum ! En plein dans le plat d’offrande ! Qu’il a fallu remplacer la cretonne garnissant les murs, monsieur le commissaire !
— Quelle heure était-il ?
— Plus de minuit. On avait fermé le restaurant et je faisais mes comptes pendant que Giovani, mon époux, remettait sa cuisine en place.
— Qui s’est trouvé sur les lieux ?
— TOUT LE MONDE ! vous dis-je. On a tout de suite compris que ça venait de chez le Chinois car il y avait de la fumée devant sa porte et ça empestait la poudre.
— J’aimerais voir les lieux et me faire préciser la position des différents clients dans leurs chambres.
Elle égoutte de la fendasse, mémère. Qu’est-ce que je viens lui piétiner les rillettes avec une affaire archiclassée, bordel ! On n’est donc jamais tranquille avec les roussins.
— Vos collègues de la gendarmerie ont conclu immédiatement à l’accident, fait-elle ; c’était si évident !
— Je n’aime pas trop les évidences, riposté-je ; elles nous font trop de mal, madame Bertrand. Montons !
Je procède à ma petite inspection. La châtelaine de l’auberge piaffe, biscotte elle va devoir surveiller la mise en place de la réception devant avoir lieu cet aprème à l’occasion du mariage d’Alexis Mormelé, le fils du maire.
Moi qui m’en torche, je visualise avec âpreté. Enregistrant tout. Travaillant de la coiffe qu’Einstein, à côté de moi, était analphabète et méchant, si tu vois l’ampleur ?
Je vais de pièce en pièce, au grand dam des occupants de la 8 : un P.-D.G. septuaextrêmement-génaire qui se fait fertiliser les zones érogènes par sa secrétaire. Ayant fait mon plein, d’images et de constatations (également de contestations), je dévale.
La daronne se croit enfin quitte, mais c’est compter sans mon obstination :
— Pourrais-je avoir une petite collation, chère madame ? Je n’ai pas eu le temps de déjeuner.
Tu sais ce qu’elle me répond, la gueuse ?
— Mme Bertrand est embarrassée, car sa salle est prise pour la réception.
— Dites à Mme Bertrand qu’une assiette froide et une demi-bouteille de chinon prises au bistrot me satisferont pleinement.
Elle fait contre mauvaise fortune ce que tu ferais également, et je prends place à une table de bois ciré, sous une reproduction représentant un faisan mort accroché par les patounes. Une serveuse ayant dépassé sans prévenir l’âge de la retraite, m’apporte un pâté de grive, du museau vinaigrette et des pommes à l’huile, ce dont je lui sais gré d’un sourire qui lui détrempe tout l’hémisphère austral.
En clapant énergiquement, je continue mon opération gamberge. Des choses filandreuses prennent consistance sous mon chapiteau. Voilà que je tire de ma fouille le carnet d’adresses de feu Fluvio. Dans ses relations, outre ses docteurs, sa maman et Marien, se trouve un certain Michel C. Et alors, écoute bien : pourquoi ce Michel C. ne serait-il pas le Michel Cramouillet qui se trouvait en l’ Auberge des Chasseurs avec sa poule et une bande de copains ?
Putain, plus j’y réfléchis, plus ça me semble costaud comme raisonnement. Réfléchis : Fluvio a menacé Sonia Wesmüler de révéler la vérité sur la soirée du 28 janvier. Il est clair maintenant qu’il faisait allusion à la mort de l’Asiate. Comment aurait-il eu des précisions sur ce drame alors qu’il se trouvait à Singapour ? Parce que quelqu’un l’en a informé. Quelqu’un qui se trouvait sur les lieux . Quelqu’un qui a découvert du louche et l’a gardé pour lui, soucieux de ne pas attirer l’attention des pandores sur sa personne parce qu’il doit avoir un pedigree pas présentable. On me suit ? On peut, avec ses petites méninges racornies, banco !
Alors moi, l’histoire, je la reconstitue à ma façon et te la livre toute chaude. Le Chinois occupe la piaule 6. Michel Cramouillet et ses guignolets sont à la 4. Wesmüler et sa blonde à la 8. Vu ? Les trois pièces donnent sur un balcon commun, façon chalet, qui longe toute la façade du premier. J’imagine que Sonia rend visite au client du beau-père. Leurs discussions foirent. Elle lui tire un coup de fusil dans les paupières, puis rentre chez elle par le balcon.
Seulement, le gars Michel est en train de prendre une goulée d’air frais ou bien de fermer les volets de sa porte-fenêtre et il aperçoit la fuyarde. Il ne dit rien parce qu’il préfère que les flics l’oublient. Seulement, IL SAIT. Quelques jours plus tard, Fluvio rentre d’Asie ; c’est son pote : un dégourdi, un malin sans scrupules. Il lui confie son secret.
Fluvio pige qu’il y a du blé à tirer de cette aventure. Il conseille à son copain Michel d’attendre. Quoi ? Peut-être d’en savoir long comme la liste de mariage de la princesse Anne, qui avait été déposée (pas la princesse, sa liste) chez Harrod’s, sur cette très étrange dame Wesmüler.
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