Je fais in extremis la connaissance de Wesmüler. Pourquoi n’a-t-il pas réagi au cinoche, l’autre soir, après que Marien lui ait filé une manchette cigogneuse à la nuque ? Tu trouves normal, toi, qu’un honnête architecte accompagné de sa bourgeoise se laisse agresser et ne quitte pas sa place ? Qu’il ne moufte pas et visionne le film comme si de rien n’était ! Et aujourd’hui il est mort. Et son agresseur l’est également. Et le complice de l’agresseur ! Ça décime dans le Landerneau. Système « décimal » ! Même in petto, faut que je calembourde !
— Voilà ! s’exclame Jérémie.
On le regarde. Il tient quelque chose dans le creux de sa dextre.
— Viens voir, chef !
Je m’approche.
— C’est cela que je cherchais, me dit-il en avançant sa paluche à paume claire.
Dedans se trouve un écrou d’environ 4 centimètres de diamètre, rouillé.
— Eh bien quoi ? fais-je.
Quand on est supérieur hiérarchique, on ne devrait jamais poser ce genre d’interrogation. Elles boomeranguent et te reviennent en pleine poire. Te transforment en incapable, en glandu, voire en connard.
— Tu vois, sur l’arête, là, il y a un morceau infime de peau ainsi qu’une goutte de sang.
— Exact.
— Tu as bien regardé la tête de l’architecte ?
— Heu, il me semble.
— Il est tombé à la renverse et s’est fait péter la boîte crânienne dans la région de l’occiput, d’accord ?
— Oui, docteur, entièrement d’accord.
— Or, il porte une entaille à droite du front, tu n’as pas remarqué ?
— Je… oui, peut-être.
M. Blanc pourrait sarcastiquer, chiquer dans la fouaillerie teigneuse, l’ironie blessante. Au lieu de, il déclare :
— Quand il était en haut de l’échelle, quelqu’un lui a tiré cet écrou dans la gueule avec un lance-pierres, et ça lui a fait perdre l’équilibre.
Il soupèse l’écrou.
— Ce projectile propulsé à toute vitesse, tu parles d’un cadeau quand il t’arrive dans le cigare, mec !
— Faut être adroit ! benouillé-je piétreusement.
— Le gars au lance-pierres est adroit ! confirme l’Africain, placide.
Il prend dans son larfouillet une pochette de plastique et y glisse l’écrou.
— Le Rouillé va nous confirmer ça, assure-t-il.
Et moi, je me dis :
« Donc, il s’agit bien d’un assassinat ! Le troisième en vingt-quatre heures ! Joli score. »
Un harassement me biche. Des gens suppriment d’autres gens, simplement parce qu’ils les gênent ; parce que, à un moment de leur vie, ceux-ci constituent une menace pour leur tranquillité, ou un obstacle pour s’approprier des choses matérielles, voire parfois des personnes convoitées.
L’homme est un loup pour l’homme ? Mes fesses ! Les loups ne nous suppriment pas. L’homme est un homme pour le loup, voilà la vérité ; et plus encore : un homme pour l’homme !
Que s’est-il donc passé de si grave dans la vie des Wesmüler pour que se déclenche un tel patacaisse dans leur zone d’existence ?
On tue les ennemis de madame et on tue son mari !
Je vais à Marinette Laborné. L’Arbi a décrit un arc-de-cercle afin de se placer face à elle car elle se tient accroupie à présent et on voit son entrejambe. Mais voir quoi ? Un collant et la blancheur d’un slip par-dessous ! Des cuisses dodues de femme qui navigue à force de voiles dans les parages de la cinquantaine !
— Venez, petite !
Petite ! Où va se loger la compassion !
Je l’aide à se relever. Le rideau tombe sur les rêves de Mohamed ; il en est pour son goumi chauffé à blanc, le Maghrébin. Va falloir se terminer à la mano, mon pauvre pote ! Ou bien fourrer Aziz, ton copain de chambre. Peut-être calcer une radasse de la Goutte-d’Or, mais n’oublie pas ton pébroque à cauda (je latinise) because le Sidoche vole de plus en plus bas !
Je la biche par le bras, Marinette. Elle est toute dolente, abîmée.
Je souffle à l’un des gardiens de la paix :
— Institut médico-légal, ce type a été assassiné.
Et puis on regagne notre tire.
Elle s’y installe, côté passager. M. Blanc passe derrière. En démarrant, je murmure :
— Marinette, il va falloir vous montrer forte car nous avons besoin de vous.
— Je sais : vous êtes de la police ?
— Yes , ma poule. Primo, pas un mot à Sonia pour l’instant. Elle doit ignorer le drame.
— Mais les funérailles ?
— On conservera le corps quelque temps à la morgue. Secundo, j’aimerais savoir ce qui s’est passé dans la vie de vos cousins, du moins dans celle de Sonia, le 28 janvier dernier.
Elle s’extirpe des chagrins pour s’étonner :
— Le 28 janvier ? Mais il se serait passé quoi ?
— C’est moi qui vous pose la question, ma chérie. Le 28 janvier, il s’est produit quelque chose que Sonia Wesmüler a vécu ; quelque chose d’important ; quelque chose qui pourrait nuire à sa tranquillité, et même davantage.
Elle hoche sa tête frisottée.
— Allons voir l’agenda d’Albéric au bureau.
Elle a conservé son manteau qui gonfle sa silhouette. L’a l’air d’une pute pauvre sur le retour, Marinette. Sa frite bouffie par les larmes ne ressemble vraiment plus à grand-chose. Elle renifle mais, franchement, elle aurait intérêt à se moucher carrément, because les fâcheux stalactites qui s’abandonnent de plus en plus. Une large goutte s’écrase sur la page de l’agenda ouvert à janvier. T’as une semaine sur deux pages et c’est couvert de brèves notations, soit à l’encre, soit au crayon. Le 28 janvier tombait un samedi. L’index dont le vernis rose-dentier s’écaille descend les heures. À partir de douze heures, c’est blanc, juste un nom est écrit en travers de l’après-midi : Saint-Troudhu.
— Ils étaient à la chasse en Solgone pour le week-end, déclare Marinette.
Et puis elle pousse un cri.
— Ça y est, je me souviens : l’un de leurs invités s’est tué en préparant son fusil pour le lendemain matin. À l’ Auberge des Chasseurs de Saint-Troudhu ! Du coup la partie de chasse a été annulée.
— Comment s’appelait cet invité ?
— Ah ! ça, je crois que je ne l’ai jamais su. C’était un type de Singapour, un Asiatique client du beau-père.
La chère âme !
Son chagrin n’aurait pas transformé son maquillage en infâme bouillasse, il est probable que je l’embrasserais.
Mme Bertrand, la patronne de l’ Auberge des Chasseurs (la maison a changé de raison sociale : jadis, elle s’appelait Le Relais des Chasseurs , mais à la mort des parents Bertrand, le mari de Gontrine Bertrand, un Italien naturalisé tant bien que mal français, a tenu à modifier l’enseigne, histoire d’établir son autorité ; comme quoi on trouve des cons même chez les Ritals !), est une personne fondante, trop blonde pour être en harmonie avec les poils de sa chatte, vêtue comme pour un dîner à la sous-préfecture, et qui s’y croit en plein. L’air condescendant, parlant d’elle à la troisième personne, se parfumant à seau pour camoufler les fragrances d’ail (un cuistot italoche, tu penses !), jouant même d’un face-à-main trouvé au grenier pour vérifier les papiers de ses clients ; bref : The classe !
Ma qualité de commissaire lui arrache une moue dubitative. Ici, on n’a rien à se reprocher, tant au plan fiscal, règlements de police, que culinaire. Quant à l’hygiène, « on pourrait manger par terre ». De la plus humble marmite jusqu’au cul de la patronne, tout est clean , fourbi, rutilant, impec, propre à la consommation.
— Je viens à propos de ce qui s’est passé ici le 28 janvier dernier, révélé-je-t-il.
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