Dans la noye, j’ai eu l’idée de venir retapisser les abords de l’entreprise électrique Courtial. Tu sais ? Son beauf, propriétaire de l’Estafette. Le nez creux ! La tire personnelle est dans la cour de l’électricien, près de la fourgonnette. Alors on a établi la planque des grands jours pour le serrer dans les règles, cet infâme, ce plus que ripoux ! On a le mandat d’amener en bonnet difforme, comme dit B. ; on attend l’heure légale. Pour alpaguer un commissaire aussi retors, faut des pincettes et des gants.
La grosse aiguille finit son tour de piste. A nous de jouer ! J’adresse un appel de phares à mes trois mousquetaires qui moisissent « confortablement » dans la Rolls de Pinaud. Planquer en Rolls-Rosse, c’est nouveau, non ? Et c’est plaisant.
Nous voici regroupés autour du petit magasin qui fait l’angle de l’avenue André-Sarvat et de la rue Gérard-Barrayer. Le magasin s’ouvre sur l’avenue, tandis que le côté atelier, cour, hangar, donne sur la rue Barrayer, voie paisible bordée de petits platanes.
Nous décidons que le Gravos et Jérémie s’installeront devant le portail de l’atelier cependant que nous nous présenterons à la porte contiguë au magasin, qui est celle du logement. Du moins m’y présenterai-je seul et laisserai-je le Fossile et Viovio devant la boutique. O.K. ? T’as tout bien pigé ce topo ? Je peux continuer ?
Alors je sonne : un coup long, deux coups brefs, comme s’il s’agissait d’un familier.
Mais rien. Rebelote ! Drin in ingggg dring dring ! Zob ! Et cependant (d’oreilles) il y a de la lumière derrière un œil-de-bœuf placé en limite de façade : il éclaire un goguenuche ou une salle de bains, probably .
Moi, la patience, hein ? Je la laisse au président ! Vite ! mon sésame. J’entends grommeler la serrure, mais elle m’obéit. Retentit alors un coup de sifflet voyou. Il est lancé par Violette (faut dire qu’elle s’est fait une bouche !). Ma collaboratrice m’indique de la rejoindre. Je. Elle tient une loupiote de fouille dont elle braque le faisceau sur l’intérieur du magasin.
— Regardez dans l’arrière-boutique dont la porte est entrouverte ! m’enjoint-elle.
J’obéis. Et je vois un avant-bras terminé par une main. Il dépasse de la cloison et s’inscrit dans l’ouverture de la lourde. Un homme gît sur le sol et une faible partie de sa personne reste visible du dehors.
Je demeure un long moment en contemplation devant cette paluche aux doigts légèrement recroquevillés. L’avant-bras est gainé d’une manche de tricot.
— Que regardez-vous avec tant d’insistance, commissaire ? questionne Violette, impériale [12] Je te l’ai déjà sorti, mais on ne s’en lasse pas ! San-A.
.
— Attends !
La fixité m’emplit les yeux de larmes. Ça me brûle la rétine. Et pourtant je continue de scruter les doigts du gisant. Il se fait tout un curieux boulot en moi.
Je suis l’abeille lourde du pollen collecté qui commence à fabriquer son miel. Des flashes partent dans ma cervelle comme des traînées d’étincelles sous les roues d’un tramway. Les paroles de Mathias, hier : Justement, en molestant ta mère, il échappait aux soupçons qui pourraient naître à son sujet … Mizinsky, c’est un cerveau ! Comment a-t-il dit à sa vieille maîtresse ? Ah ! oui : qu’il nous donnera bientôt de ses nouvelles .
Voyons ! Mizinsky a sucré le rapport de Mathias, par conséquent il sait ce que nous savons de lui tant à propos de la chambre 42 du Roi Jules , qu’à propos de l’Estafette appartenant à son beau-frère. Donc, il connaît trop le métier POUR NE PAS SAVOIR QUE, SI NOUS NE LE TROUVONS PAS CHEZ LUI, NOUS VIENDRONS LE CHERCHER ICI ! Sa bagnole, près de l’Estafette, c’est pour nous conforter dans cette hypothèse. Donc il attend notre intervention. Tu piges ça avec la mousse de foie gras qui te sert de méninges ? Même s’il n’est plus ici (et je le pense), il nous y attend.
Nous y attend d’UNE AUTRE FAÇON.
Je continue de fixer les doigts de l’homme à terre et, ô merveille, se produit enfin ce que j’attends : l’un d’eux remue. Tu ne peux demeurer absolument inerte très longtemps. Donc, l’homme de l’arrière-boutique n’est pas mort !
Je reprends mon sésame et ouvre la porte du magasin.
J’ai fait signe à Violette de ne pas broncher. Je m’avance avec précaution jusqu’à l’arrière-boutique. Je trouve un gars ligoté. Petit bonhomme fouineux, à nez pointu de belette s’apprêtant à sortir de son terrier. Il est bâillonné. Sparadrap. J’arrache. Son premier mot ? « Ouïe ! »
— Vous êtes Courtial, le beau-frère de Mizinsky ?
— Oui.
— Moi, c’est son confrère San-Antonio !
Je le délivre de ses liens, tout en devisant :
— Que vous est-il arrivé, cher ami ?
Il le dit.
Dans la soirée, il cassait la graine avec mon collègue. Et de désigner une table avec un sauciflard, un calandos, du bread , un boutanche de côtes-du-Rhône. On a frappé à la porte du magasin, il est allé ouvrir. Trois hommes se sont alors précipités sur lui, l’ont estourbi à demi, puis ficelé. En même temps, ils s’emparaient de Jean-Paul et l’évacuaient.
Ils ont relourdé la boutique et, dès lors, il attend. Il a pissé dans ses hardes, le pauvret, tant tellement il est incontinent. Mais il nourrit les craintes les plus vives quant à son beauf, ayant entendu ce groupe grimper l’escadrin de son apparte, piétiner là-haut et pour finir deux détonations sèches ressemblant à des coups de feu.
Il se masse, s’ébroue, geint. C’est un foutriquet sans importance collective. Un petit besogneux. Positif, négatif ! Prise de terre ! 220 volts !
— Allez voir, il flagadouille. Montez, je vous en prie, je suis sûr qu’il est arrivé un malheur à Jean-Paul ! Ces types avaient des vêtements de cuir et des cheveux verts en arrête dorsale de requin, des médailles avec des croix gammées dessus.
Je lui mets la main sur l’épaule.
— On va aller voir ça ensemble, Courtial.
— Oh ! non ! Oh ! non ! je ne m’en sens pas le courage après ce que je viens moi-même de subir…
— Votre épouse n’est pas là ? m’étonné-je.
— Elle est morte il y a deux ans.
Je lui biche le bras d’une main forte et l’entraîne dehors. Il porte une blouse grise comme en avaient les épiciers de quartier, autrefois. Comme ils en ont encore, d’ailleurs, dans les campagnes.
Arrivés devant la porte du logement, je lui dis :
— Montons !
Mais il flagadague vilain, l’homme.
— Ecoutez, c’est impossible ! Je ne m’en sens pas le courage ! Je suis traumatisé, il faut me comprendre. Je suis sûr que Jean-Paul a été tué !
Moi, tu croirais pas ma force quand je renaude. Je le biche d’une main par le collet, de l’autre par son fond de culotte (qu’il a détrempé), et je le soulève de terre. M’engage dans un escalier de bois assez étroit.
Il bieurle comme un gonzier qui viendrait de s’asseoir dans un bac à friture :
— Non on on ! Au secours ! Laissez-moi ! Je ne veux pas !!!
A mi-étage, je m’arrête.
— Raconte, Courtial. Dis tout et dis-le vite, sinon on poursuit la grimpette !
— Je… je n’ai rien à dire. Seulement que je suis en pleine crise de nerfs. On m’a frappé, on…
— Justement : viens te coucher, t’as besoin de repos !
Je reprends l’ascension. Il se démène et arc-boute comme un furieux, l’énergumène. On arrive malgré tout sur le palier.
— Ouvre, Courtial !
Là, il se laisse panteler, chique à la perte de conscience.
— O.K., tu rentreras là-dedans évanoui, mais tu y rentreras, mon pote !
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