A présent, c’est l’homme qui dérive. Et il a pas fini de s’en aller, au gré des siècles. Cramponné, mais foutu d’avance ! Longtemps j’ai eu pitié de lui. C’est bien fini. Maintenant y me fait chier la bite. Qu’il s’en aille aux abîmes vauvert avec sa femme et sa prétention. Moi qui suis un peu mort déjà, et qui connais la suite, je lui annonce la surprise du chef. Il n’a pas suffisamment l’esprit inventif pour l’imaginer. Il s’est bricolé un « après » de complaisance, à sa petite mesure ; « à l’échelle humaine », disons-le. Il est loin du compte ! Je lui promets. La gueule qu’il va pousser, « le moment venu ». J’en rigole par avance !
Je continue de me débattre avec lianes, branches et épines. Voilà que la lumière se fait un peu plus vive, que j’entrevois une éclaircie. La végétation lâche prise, se fluidifie, pour ainsi dire. Je distingue une étendue complantée de cocotiers qui partent à l’assaut du ciel. Putain qu’ils sont hauts.
J’avance encore, lacéré par les ultimes ronces, et alors je me sens récompensé de mes efforts.
Spectacle insolite et merveilleux !
Une jeune fille, seule dans la cocoteraie, avec un singe qu’elle tient en laisse à l’aide d’une très longue corde… L’animal a escaladé l’arbre et cueille les noix qu’il jette au sol, comme par jeu. Le champ en est jonché au pied des cocotiers. La fille continue de fredonner son étrange et douce mélopée. Sa voix paraît stimuler l’animal qui semble prendre plaisir à sa cueillette.
Tout à coup, le primate décèle ma présence et se met à pousser des cris aigus qui alertent sa maîtresse. Elle se retourne et prend peur en m’apercevant. Son premier réflexe est de se sauver. Seulement, elle a attaché l’extrémité de la longe à son poignet et cette résistance stoppe sa fuite. J’en profite pour lui lancer des paroles apaisantes, en riant de mon mieux à travers le sang qui ruisselle sur mon visage écorché. Je prodigue des gestes rassurants, mais c’est quoi, au juste, un geste rassurant ? L’efficacité réside dans le sourire que je veux le plus miséricordieux possible.
Toujours est-il que mes efforts d’apaisement finissent par conjurer un peu sa peur. Elle s’arrête, sur le qui-vive, prête à détaler.
A bout de résistance, je fais encore deux pas dans sa direction et tombe à genoux. Assis sur mes talons, je murmure :
— Do you speak english ?
Elle secoue la tête :
— No. French !
— Dieu soit loué, m’écrié-je. Je suis français !
Cette annonce semble être bien accueillie. L’expression craintive qui marquait son visage disparaît.
— Dans quel pays sommes-nous ? je murmure.
Mon guignol bat la chamade dans l’attente de la réponse.
— Malaisie, répond-elle.
Alors, une action de grâces s’élève de ma pauvre âme meurtrie.
Sauvé ! J’évanouis [11] Mon émotion est trop forte pour que ce verbe reste pronominal.
.
MALAISE EN MALAISIE
(BIS)
Sommeil trépidant. Je me sens véhiculé sur une charrette à bras (ou assimilé). Pour la suspension, tu repasseras ! Je morfle dans les endosses le moindre accident de terrain, le plus petit caillou du chemin. Je suis pantelant sur les planches rugueuses ; sans force ni énergie. Ma petite pensarde de secours qui continue de clignoter en moi, me dit : « Comment se fait-il que tu te trouves dans un tel état, simplement parce que tu es épuisé et que tu meurs de faim ? Un mec comme toi, bâti à chaux et à sable ! »
Aucune réponse ne me vient. C’est ainsi. Je gis dans une carriole que quelqu’un tire. De cela j’ai pleinement conscience, mais c’est tout ce que je parviens à capter de l’existence. J’ai des visions superbes, cela dit ; des images de kaléidoscope ! Je vois un palais peuplé de créatures de rêve ; des bassins dorés sur l’eau desquels nagent des cygnes roses, pleins de suffisance ; des filles brunes, lascives dans des voiles arachnéens, dotées d’yeux immenses aux regards impossibles à capter. Un album des Mille et une nuits , dans lequel tout est féerique !
Pourtant la carriole déglinguée qui me transporte titube dans de profondes ornières. Elle grince lamentablement. Ses roues sont voilées et impriment à mon corps un balancement baroque. Je flotte misérablement entre visions d’Orient et méchante réalité.
Ce trajet dure une éternité.
Davantage, peut-être ?
Et puis cesse.
La charrette est placée à la verticale, ce qui me donne la position saugrenue et insouhaitable d’un homme « couché debout ». Mais cela ne dure pas, mon être glisse, se met en tas sur le sol. Des mains « s’occupent de moi ». On me « détasse », m’allonge sur de la paille, me semble-t-il.
A ce moment-là, un miracle s’opère : je parviens à ouvrir les yeux et à capter ce qui m’environne. J’aperçois une construction basse d’où s’échappent des odeurs de nourriture en train de cuire. Je vois une créature difforme assise sur un seuil et que je prends pour un vieux singe à poils blancs.
Etrange : je me suis intéressé à ce qui se trouvait hors de ma portée au lieu de me préoccuper de ma propre personne. Comme si je voulais me « garder pour la fin ».
Je fais un effort pour rassembler mon regard autour de moi. Une gravure scolaire vue dans un vieux livre d’Histoire de Félicie : Turenne mourant au pied d’un arbre. Je suis Turenne. Si je baisse les yeux, j’aperçois une délicieuse jeune fille asiatique qu’il me semble reconnaître. Elle est agenouillée devant moi et je me méprends sur ses agissements. Figure-toi qu’elle a dégrafé mon bénoche et l’a fait glisser jusqu’à mes chevilles. Elle est agenouillée en position de turlute. Mais, contrairement à ma première impression, loin de me tutoyer le Nestor, elle est en train de me charcuter la cuisse à l’aide d’un couteau suraiguisé.
Je veux remuer mais elle murmure :
— Non, ne bougez pas.
J’éprouve une vague douleur causée par l’incision. Elle presse entre deux morceaux de linge les lèvres de la plaie. Cela devrait me faire mal, je suppose, pourtant je ne ressens qu’un léger pincement.
J’attends, dolent, presque indifférent… Elle continue de presser avec des gestes menus et précis. Ensuite, elle débouche un flacon posé près d’elle et me verse un liquide sur la plaie. Confuse sensation de brûlure.
La jeune fille possède un nécessaire à pharmacie puisqu’elle dispose de pansements tout prêts. Elle m’en applique un sur la jambe.
Satisfaite, elle pivote légèrement sur ses genoux de façon à me faire face.
— Vous avez mal ? demande-t-elle avec un délicieux zézaiement.
Maintenant, je reconnais pleinement la cueilleuse de noix de coco par ouistiti interposé, l’exquise jeune fille dont le chant céleste m’a pratiquement sauvé la vie en m’arrachant à la jungle.
Je secoue négativement la tête.
— Vous avez été mordu par un vipio, qui est un serpent dont le venin provoque une sorte de gangrène si la plaie n’est pas incisée le jour même. Il commence par anesthésier, si bien qu’il arrive qu’on ne s’aperçoive pas de la morsure ; on la prend pour la lacération d’une ronce, la plupart du temps. Heureusement que je reconnais les premiers symptômes. La personne à laquelle a été inoculé le venin est frappée d’une somnolence allant jusqu’à l’évanouissement.
« En vous voyant, j’ai vite compris ce qui vous arrivait. Alors je suis venue chercher la carriole pour pouvoir vous transporter. Je vous ai fait une piqûre et j’ai ouvert l’endroit de la morsure pour en exprimer le venin. Vous ne craignez plus rien, mais il va vous falloir quelques jours de grand repos, le temps que se dissipent les effets du poison. »
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