— Il faut rentrer dans la forêt ! lui fais-je.
Il opine. Roule encore sur quelques mètres puis, après s’être assuré que la route est dégagée, il quitte cette dernière et pénètre sur une sente forestière, bien qu’elle ne soit pas carrossable.
Pas la peine d’aller bien loin pour que l’abondante végétation nous dérobe complètement à la vue des conducteurs. Les ceux qui nous ont vus plonger dans la sylve doivent croire qu’on cherche un coin pour baiser ou pour déféquer, les deux principales raisons qui incitent l’homme à s’isoler.
Au bout de deux cents mètres, nous sommes à l’abri des regards indiscrets.
— Ça suffit, dis-je à mon tueur personnel, nous allons continuer à pied. Sitôt que nous aurons passé la frontière, on se dit adieu et je te remets ce que je t’ai promis.
Mais le gonzier ne bronche pas. Un sourire lointain, de mec illuminé, écarte ses lèvres.
— Tu m’as entendu, tête de nœud ?
— Oh yé ! dit-il.
Son sourire s’accentue et le voilà qui sort de sous son cul tu sais quoi ? Mon revolver ! Pas celui que je viens de prélever, à son insu, sur le cadavre, mais l’autre, le premier riboustin. Il a dû me le secouer pendant que je fouillais le mort.
— Donne tout ! m’enjoint le Niac.
— Sans blague, tu veux me doubler ?
— Je veux ton argent et ta montre !
— Et après, l’ami des poètes, que feras-tu ?
— Je ne sais pas.
Il est gentil. Seulement, moi, je lis dans son regard l’homicide imminent qu’il compte perpétrer. J’avais tort de le prendre pour une demi-porcif. En réalité, c’est un tueur à sang-froid.
— O.K. ! O.K., l’ami, voilà le fric, te fâche pas, tu ferais grimper ton taux d’adrénaline.
Je porte la main vers le tiroir arrière de mon bénoche et, avant de l’en sortir, ôte le cran de sûreté du calibre que j’ai chouravé au mort.
Et c’est parti !
Brouaoum !
La détonation nous rend sourdingues. En plus, la praline lui fait éclater la paluche avant d’aller se loger dans sa cuisse gauche où elle doit faire également pas mal de dégâts.
— Tu me prenais pour qui, Mao ? Pour un garde-champêtre de village ?
Calmement, je réempare le premier pistolet.
— Si tu avais joué franc-jeu avec moi, tu n’en serais pas là, Fesses de rat malade. Heureusement pour ma santé, depuis que je t’ai vu refroidir les deux méchants, je suis sur le qui-vive. Maintenant, tu as gagné le canard !
J’hésite sur la conduite à tenir avec lui. Si je le laisse purement et simplement, il se traînera jusqu’à la route et donnera l’alerte en me collant tout sur le paletot. Je dois coûte que coûte le neutraliser avant de filer, mon espoir de salut est à ce prix.
Quand il voit que je l’attache après le volant, il se perd en supplications ; j’ai la force de caractère d’y résister.
C’est sa vie contre la mienne.
J’opte pour la mienne. L’égoïsme est dans la nature de l’homme.
* * *
Je n’aurai jamais connu son nom. On se rencontre, on partage du temps (ce bien inestimable), on s’aime ou on se hait ; et puis on se quitte pour toujours. Et tout ça n’a aucune importance, le passé cicatrise bien et totalement. Il ne subsiste de nos rencontres que d’obscures impressions que le temps rend improbables.
J’avance avec peine dans une jungle de plus en plus dense, me guidant au soleil, crapahutant lentement à travers une sylve difficile à extriquer.
Mon estomac émet les sanglots longs de l’automne. Ah ! combien sont déchirantes les plaintes de l’affamerie. L’effort fait trembiller mes flûtes. Mille lianes poisseuses cherchent à freiner mon avance. Je me dis que l’inextricabilité de la région constitue pour moi un gage de sécurité. Si un fugitif a du mal à se frayer passage, ce ne sont pas des douaniers qui vont venir se baguenauder la couenne dans cette région rétive ! La nature constitue une frontière végétale qui supplée la vigilance humaine.
J’arque de la sorte pendant une paire d’heures sans avoir beaucoup progressé. J’ai les bras et le visage griffés, les cheveux arrachés et je tombe fréquemment en me prenant les pinceaux dans des plantes perfides telles que je n’en ai encore jamais vues. L’impression que je ne vais plus pouvoir ressortir de ce formidable piège sylvestre me saisit. Une peur panique (comme on dit puis à Bourgoin-Jallieu, mon pays natal) m’empare, qui croît, que je ne parviens pas à endiguer. Voilà que la nature me rend claustrophobe, pire que si j’étais enfermé dans un trou du cul-de-basse-fosse.
L’horreur vient de ce que l’enfer vert se reconstitue après mon passage ; c’est à peine si mes deux ou trois derniers pas se lisent encore dans l’épaisseur de la végétation. J’aurais un mal inouï à rebrousser chemin, tant elle est impétueuse.
A l’image de la vie, cette forêt supprime le souvenir de ton passage, car ton passage n’est rien. Une trace argentée d’escargot que la première ondée emporte. Des pas sur le sable que brouille le vent. A l’instant de ta mort, tu le comprendras et seras pétrifié par la stupeur en découvrant de quel néant tu es fait et quel néant tu laisses. Il est ta seule œuvre durable, puisque infinie. Quelle terreur t’envahira alors, en prenant conscience d’une telle nullité ! Tu es tout pour toi et moins que rien pour les autres. Toi terminé, ton absence scelle ta « non-avenance », et c’est pourquoi tu t’accroches à l’idée d’un Dieu perdurateur qui arrange ton orgueil et calme ta panique. Alors, joue le jeu de Dieu, toi qui ne sais pas qui Il est et ne le saura jamais. Prie l’hypothétique absence jusqu’à ce qu’une fantasmagorie de l’esprit en fasse une présence salvatrice.
Comme ça qu’il pense, ton Sana si éprouvé, dans le cloaque de son esprit. Il se prête à l’existence en la sachant illusoire et sans suite. Pesant sur son joug provisoire d’homme provisoire qui va la vie, qui va sa part d’éternité toute menue, toute précaire, en touchant de temps en temps sa queue pour se donner à croire qu’il existe vraiment, et dont l’unique mission ici-bas est d’exister encore un peu, le temps de verser quelques larmes de plus.
Epuisé, je m’affaisse sur un enchevêtrement de végétaux. Il doit y avoir plein de reptiles et d’insectes mortels dans le coin. Qu’ils me tuent, me grignotent, m’effacent, m’annulent une fois pour toutes !
* * *
Un chant quasi céleste flotte en moi, comme la réminiscence d’un bonheur perdu. Je rouvre les yeux. Des lianes, des racines emmêlées ; une senteur forte et obsédante de feuilles pourrissantes. Je me dis : « En se corrompant, les plantes en fertilisent d’autres à venir. C’est réconfortant ce cycle. » Mais ma tentation de philosopher tourne court à cause de la voix. Voix féminine, d’une pureté infinie. Elle retentit, éloignée mais distincte ; les échos du sous-bois me l’apportent sans l’altérer.
Sont-ce des berlues ? Qui donc pourrait chanter au cœur de cette nature dont l’imbrication a quelque chose de morbide ?
J’avance dans sa direction, porté par un regain d’énergie, comme on dit puis dans les romans sérieux. Tu remarqueras, toujours le héros épuisé a « un regain d’énergie » qui va le sauver. Faut pas pisser sur les vieilles recettes : elles ont du bon, constituent des repères pour le public averti.
Donc, je me porte dans le sens du chant, laissant des lambeaux de ma bonne viande aux énormes ronces. Je fonce en direction de ce chant, comme un naufragé du désert fonce vers un murmure de source. J’ai peur qu’il cesse, qu’il m’abandonne aux tentacules des lianes épineuses, à la perfidie des racines noueuses. Ça ne devait pas être poilant, la nature, au temps des dinosaures, avant l’homme et ses engins. Tu te rends compte d’à quoi ça pouvait ressembler, le monde en friche complète ? La dérive des continents ! j’aurais aimé voir ça.
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