— Tu as une girl friend ? demandé-je à mon ci-devant séducteur. Si oui, tu lui offriras cette toilette de ma part, elle pourra probablement s’en confectionner deux avec.
Le mec semble à la fois abasourdi et craintif. Il a du mal — et qui ne le comprendrait ? — à oublier la rouste que je lui ai servie la veille. Sa mâchoire a du jeu et ses gesticules (Béru dixit) ne sont pas encore redescendues.
— Allons, grand, repieute-toi, il est trop tôt pour aller vivre sa vie à l’extérieur.
Je le rattache plus énergiquement que précédemment. Mais maintenant qu’il sait que je suis un mec, m’étonnerait qu’il essaie de me faire du contrecarre. Ce zigoto n’est qu’un barbiquet de village, pas du tout du gabarit des gars de Bangkok. « Trop malin pour rester ici, mais trop con pour aller ailleurs », disait Francisque.
* * *
A six heures, heure locale, les coqs chantent et nous quittons la masure du copain. Une barre indigo délimite l’horizon. Ce reste de nuit est tendre comme le souffle d’une adolescente endormie. Rien de plus suave que l’aube dans ces pays. L’air est doux et embaume. Il exalte le corps et l’esprit.
Ayant dégauchi une vieille béquille d’infortune sous un bout de hangar jouxtant la cabane, je l’ai emparée et me suis fait une espèce de ligature au genou gauche, histoire de la justifier. A l’intérieur de ladite, j’ai placé le pistolet resté vaille que vaille en ma possession. J’ai montré à mon logeur combien l’arme était facile à saisir. Puis, je lui ai remis un bifton de cent dollars.
— Fais-moi passer la frontière malaise et je t’en donnerai deux autres, lui ai-je promis. Cela dit, observe en combien de temps je me saisis de mon feu.
J’ai exécuté la démonstration.
— Ça va chercher dans les deux fractions de secondes, non ? Et encore parce que je ne force pas mon talent et que mon rhumatisme me fait souffrir. Si tu joues franc-jeu, tu te retrouves avec trois cents dollars U.S. ; si tu cherches à me trahir, ce sera avec une balle entre les deux yeux. Fais tes comptes et dis-moi ce que tu décides.
— O.K. ! O.K. ! a-t-il affirmé précipitamment.
Ce vilain-pas-beau, vois-tu, c’est un ni chair ni poisson. Il doit truander petit. Engourdir les sacs à main et les appareils photos des touristes, sans trop se mouiller en deçà. On a les délits de ses artères. La rouste que je lui ai mise cette nuit l’incite au respect. S’il me trahit, ce ne sera qu’à coup sûr. Donc, à moi d’ouvrir l’œil en grand, de ne jamais relâcher ma vigilance.
Nous voilà partis clopin-clopant. Moi boquillant misérablement. Je porte une casquette de toile bleue et me suis fait des yeux chinois au charbon de bois et une pâleur asiate avec un morceau de plâtre. Ingénieux, ton Sana. C’est dans sa nature !
Je ne te garantis pas la conformité de mon teint ; mais ainsi accoutré, je dois rendre crédible mon personnage de stropiat, surtout quand je fais équipe avec un Jaune pur fruit.
Cahin-caha, de-ci de-là, je vais, je chemine, tel le charmant petit âne de Véronique (je crois que c’est le titre de l’opérette à la con dont je reprends les paroles. Déjà, tout môme, j’étais réfractaire à ce genre d’expression, comprenant mal que l’on chante ce qui est fait pour être parlé).
On quitte l’agglomération et on arpente le bitume d’une voie de moyenne importance parcourue par des camions.
La chaleur se fait plus pressante.
— La frontière est loin ? demandé-je à mon « séducteur » de la veille.
— Cinq ou six kilomètres.
— Tu connais des endroits où elle est poreuse ?
Il opine :
— Oui, mais ils sont dangereux.
— Pourquoi ?
— La forêt.
— C’est-à-dire ?
— Les marécages et les bêtes. Il y a des tigres, mais surtout des serpents, beaucoup, beaucoup de serpents.
Je ne puis réprimer un frisson, comme dans les romans d’aventures bien chiadés. Toujours, tu remarqueras, le héros aguerri « ne peut réprimer un frisson ».
Donc je frissonne à me chier parmi, comme on dit en Helvétie. Moi, le serpent, c’est ma bête noire. J’ai toujours nourri une peur irraisonnée pour tout ce qui est reptile. Quand j’étais mougingue et que je me baladais à travers les champs, du côté d’Aillat, j’exécutais une cabriole et poussais un hurlement chaque fois qu’une ronce me piquait le mollet.
— Que faut-il faire pour mettre en fuite les serpents ?
— Ça dépend lesquels. Eviter surtout de leur marcher dessus.
— Tu passeras devant, décidé-je courageusement.
Histoire de me dédouaner de ma trouille, j’ajoute :
— Tu as davantage l’habitude que moi.
Des véhicules nous frôlent sans nous prêter la moindre attention. Soudain, mon sang se change en nitroglycérine. Droit devant nous, un barrage policier filtre la circulation. Les véhicules s’accumulent pour subir une inspection.
Mon mentor s’arrête.
— Pour vous ? il me demande en désignant les perdreaux en action.
— Possible.
Il a une grimace de mauvais aloi.
— Pas bon.
— Merci de ton appréciation.
J’examine les alentours : la nature environnante a des prémices de forêt. Des arbres bas, en forme de boules végétales composent des boqueteaux clairsemés, par touffes pourrait-on dire. Ceux-ci se font plus nombreux et s’épaississent, commençant ainsi la forêt qui devient de plus en plus dense et haute à mesure qu’on avance vers la Malaisie.
J’espère que les draupers couleur safran ne nous ont pas distingués, de loin, affairés qu’ils sont à vérifier les voitures.
Au centre d’un boqueteau poussent de hautes plantes aux gigantesques feuilles en forme de palettes.
— On va se cacher là en attendant que le barrage soit levé ! commandé-je à mon guide.
— Il y a des serpents ! avertit ce dernier.
— Comment le sais-tu ?
Il me montre les végétaux aux immenses palmes.
— On appelle ça la plante à tok tok kiéla ; c’est un petit serpent très venimeux. On ne survit pas une heure à sa morsure.
— Tu parles d’un pays de cons ! grondé-je.
Je sens la peau de mes siamoises se mettre en accordéon. Je n’ose plus exécuter le moindre pas en direction du bosquet. Franchement, j’aurais dû rester devant mon Dubonnet. Tout ce bigntz parce que j’ai culbuté une petite commerçante qui avait beaucoup de lunettes mais pas de culotte !
Y a de quoi se faire tailler une pipe par une anthropophage, t’es bien d’accord ?
* * *
On reste assis, face à face, sur nos talons, comme deux « père Lacolique ». C’était le fin du fin de l’humour dans mon pays natal, le « père Lacolique ». Une figurine de plâtre représentant un petit vieillard au nez crochu et au menton en galoche, avec un bonnet de coton tombant bas. Il se tenait accroupi, déculotté, et on lui enfonçait une minuscule cartouche noire dans le trou du cul, cartouche à laquelle on mettait le feu. La chose, grosse comme une pierre à briquet, se développait en volutes noires censées représenter des excréments. On se marrait tous, petits et grands. C’est ainsi que s’est développé mon humour de réputation mondiale.
Comme quoi de petits faits anodins peuvent générer de grandes choses !
Un truc que je trouve impressionnant, c’est le fatalisme, pour ne pas dire la résignation des Jaunes. Plongés dans les pires béchamels, ils conservent leur imperturbabilité.
Par instants il me désigne un reptile à peine plus gros qu’un crayon, d’une vilaine couleur vert-de-gris.
— Snake ! fait-il placidement.
Il se soulève légèrement et écrase la bestiole d’un coup de talon magistralement ajusté.
Читать дальше