Après un tel drame, Tohu Bohu renonça courageusement à son emploi pour se vouer au vieil aïeul. Tu pourras dire ce que tu voudras, je trouve un tel sacrifice héroïque. T’en as vu beaucoup, toi, des jeunes filles qui renoncent à la vie en ville, à leur situation, tout bien, pour se consacrer à pépé et à un singe dressé (dont on ne sait pas trop, à première vue, quel est le plus simiesque des deux), dis, tu en connais, sois franc ?
Ma pomme, c’est la première fois que j’en rencontre une, aussi je dis chapeau.
Mais que je t’en revienne…
On est là, dans la maison, la délicieuse et moi. Pépé profite de la fraîcheur de l’aube pour respirer l’air salubre. Ça sent l’humus, le poivre, et mille autres odeurs qu’on ne respire que là-bas.
Ma fabuleuse hôtesse se tient agenouillée au-dessus de moi, son sarong du matin retroussé jusqu’à la taille. Je ne l’ai initiée à cette aimable pratique que depuis la veille, mais comme elle lui a tout de suite plu, elle y participe avec fougue et intelligence.
Une femme-esclave. Quel mâle n’en a pas rêvé ? La soumission éperdue dans l’amour. Elle accueille mes initiatives avec une joie animale à laquelle, nous autres Occidentaux, ne sommes pas habitués. Elle ne dit rien et c’est à peine si sa respiration d’oiseau s’accélère.
Mais soudain, la voici qui, d’une cabriole, échappe au baiser sud que je lui prodigue avec toute la science dont je suis capable (des années d’expérience, un nombre prodigieux de diplômes d’honneur, docteur honoris caudal de la faculté de Bouffémont, cinq fois breveté au concours « les pines », médaille d’or en bob salingue). Son vêtement retombe bien avant le final.
— Vite ! Vite ! chuchote-t-elle.
Je me dresse. Elle me fait signe de m’écarter. Je. Tohu Bohu tire la natte sur laquelle nous folâtrions. Ce qui révèle une trappe. La soulève. Trou noir. Odeur de denrées rances. Sans rien comprendre aux agissements de mon hôtesse-maîtresse, je me coule dans le trou. La trappe se rabat sur moi. Noir complet ou presque. Seule, une clarté vers le fond. Je me trouve dans la resserre du logis, là qu’on entrepose des choses plus ou moins utiles. Ça fouette le suri, le suint, et peut-être même la merde, en cherchant bien.
Je perçois des voix, dehors. Puis des cris. Ceux de ma divine amante, entre autres.
Le sang antonien, tu sais combien de tours il fait ? Tu donnes ta langue ? Un seul ! Mais réussi. J’entrevois ce qui s’est passé : la môme que je broutais sans vergogne (je n’en ai plus sous la main) a vu radiner des mecs. M’a placardé fissa. Et les arrivants, des méchants lâchés à mes trousses, je devine, la molestent pour lui faire dire où je me trouve.
Si je soulève la trappe cachée par la natte, je vais attirer l’attention et me faire anéantir recta. Ils sont juste au-dessus ; si ça se trouve, il me serait impossible de déponner.
Les cris de ma divine retentissent de plus rechef. Je me dirige, à genoux, vers la clarté. Elle passe à travers un fin grillage qui isole la resserre. Ce panneau mesure à peu près cinquante sur cinquante centimètres. Je l’anéantis d’un coup de poing capable de renverser la colonne Nelson. Le remue-ménage du dessus couvre largement le bruit que je fais.
Je rampe à l’extérieur du réduit en passant par l’ouverture d’aération. Je me trouve au beau milieu d’un buisson de plantes piquantes qui ressemblent à des orties. Ces saloperies de végétaux me mettent la peau en feu. N’en ai cure ! Me voici à l’arrière de la bicoque. Les cris de trident (Béru dixit) continuent, en provenance de l’intérieur.
Que fait ton Sana valeureux ? Oui, ma chérie : il sort le feu dont il a eu le réflexe de se munir et vérifie son magasin. Il contient encore cinq balles. C’est plus que suffisant pour se suicider, mais pas assez pour gagner la guerre de Quatorze.
Enfin, comme le disait si justement mon camarade Rodrigue : « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. » Avec des ruses de Comanche (à couilles), je gagne l’angle de la masure. Orage, ô dépotoir ! Le grand-papa gâteux de ma douce amante gît sur le seuil, la gorge sectionnée d’une oreille à l’autre. Son sang noir forme une flaque que les mouches voraces investissent dare-dare. Il en arrive de partout, à croire qu’un mystérieux tambour de jungle colporte à tout-va la bonne nouvelle d’un festin gratos.
Les fumiers ! Une immense rage me galvanise. Je viens me placer contre l’ouverture de la porte et risque une œillerie à l’intérieur. Ils sont en plein travail. Trois gorilles. Des courtauds à gueules larges comme des boucliers. Deux tiennent ma petite fleur de safran à terre, écartelée, tandis qu’un troisième lui enfonce le canon d’un revolver à barillet dans la foufoune en lui posant sempiternellement la même question (en anglais : the same question ). Je ne comprends pas les patois de par ici, d’ailleurs, si l’on excepte celui de Saint-Chef-en-Dauphiné, je n’en parle aucun autre ; néanmoins, je devine qu’il est question de moi. Et la gentille bat à Niort malgré l’outrageante douleur qu’on lui inflige.
A toi de jouer, Sana ! C’est pour le règne de la justice que ta rapière travaille.
Je vise posément la large nuque du tortionnaire.
La vache ! Je pensais plus que c’est une quetsche de calibre 9 mm. Je peux t’assurer que ce genre de bastos commet de l’irréparable. Sa tronche se met à pendre sur le côté droit, à peine retenue au buste par une écœurante lanière de chair.
Je ne perds pas de temps à faire l’inventaire. Le canon de mon arme s’abaisse de quelques degrés, et repoum ! Une nouvelle nuque : celle du gazier qui me tourne le dos ! Kif son pote, il se met à chiquer les chochottes et adopte un air penché.
Le troisième lâche ma petite fiancée malaisienne pour tirer sa pétoire. N’a pas le temps. D’une troisième prune, je lui farcis la coquille.
Je ne me rappelle pas avoir seringué trois affreux en moins de huit secondes, ça doit constituer un record. En rentrant, faudra que je consulte le Guinness.
Je regarde la pauvre petite.
Evanouie !
La scène est terrible : trois truands foudroyés sur cette natte où est allongée une adolescente cruellement torturée.
Autour de moi, ce n’est que sang et souffrance, décidément.
Quelle idée ai-je eue de regarder la vitrine de ce cocu d’opticien par un certain dimanche ?
Les jours qui viennent de s’écouler, faits de torpeur et de volupté, loin de m’amollir, ont aiguisé mon énergie. Je me sens une âme d’airain, prêt à bouffer le monde sans condiments ! Je suis d’une lucidité absolue.
Ah ! on veut m’avoir ? Eh bien ! fume ! On ne m’aura pas !
Je ranime, pour commencer, la pauvrette saccagée. Lui conseille un bain de siège aux plantes de perlimpinpin. Sa maman a bien dû lui donner des conseils sur l’art et la manière de se soigner la chaglatte, du temps qu’elle vivait ? Les mères parlent du cul à leur fille avant de leur parler de Dieu.
Pour qu’elle n’en soit pas incommodée, je traîne dehors les horribles tortionnaires scrafés par mes soins vigilants. Puis veux lui apprendre le décès de son grand-papa, mais inutile : elle a assisté au trépas de l’aïeul et n’a pas l’air d’en être éprouvée outre mesure. Faut convenir, à sa décharge, que c’était devenu plus grand-chose, l’ancêtre. Son esprit prenait de la gîte. Elle le charriait de la maison au seuil, au rythme de la journée, lui faisait bouffer son riz avec les mains, biscotte les baguettes, il ne pouvait même plus s’en servir pour jouer du tambour. A vivre avec un corps sans âme, on finit par le prendre pour une potiche. Elle déplaçait le vieux magot, s’occupait de ses besoins, le nettoyait, le nourrissait, l’aidait à s’allonger sur sa natte, bref lui accordait l’assistance qu’il était en droit d’attendre de sa petite-fille ; mais une irréparable solitude les avait depuis lurette séparés.
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