J’excipe de ma qualité de directeur de la Police parisienne pour demander à la divine la permission de les fouiller. Elle a un geste incertain qui peut, à la rigueur, passer pour un acquiescement. Sans attendre de confirmation plus explicite, je déballe la marchandise sur le carrelage du local. Des toilettes de femme, légères et peu nombreuses, des vêtements masculins, limités à deux costumes et quelques pantalons. Ils ne se sont pas surchargés en partant. Je les comprends ; pour ma part, je voyage toujours avec le « triste minimum », comme dit Béru. A quoi bon partir à la découverte si c’est pour emporter sa vie quotidienne avec soi ?
La ravissante Miss Pearl me regarde avec détachement, ses adorables mains de petite fille croisées devant sa chatte. Dans son tailleur bleu, elle ressemble à une pensionnaire d’institution huppée.
Je lui souris.
— Croyez bien, Miss, que ce travail ne m’amuse guère, mais il est indispensable.
Elle a un léger assentiment de politesse. En fait, elle s’en fout. Son menu sourire aimable flotte sur ses exquises lèvres dessinées au pinceau. Si je devais habiter cette partie de l’Asie, je deviendrais chèvre !
L’exploration des moindres poches ne m’apprend rien. Une chose qui, par contre, retient mon attention, c’est le nombre de livres consacrés au bouddhisme. Tu vas me dire que, pour un éditeur voyageant en Extrême-Orient, il est normal d’emporter de la documentation sur la principale religion des pays qu’on visite, toutefois la bibliothèque des amants me paraît excessive. Je dénombre rien moins que dix-huit bouquins traitant du sujet. L’un des livres, un gros book d’au moins cinq cents pages, semble avoir été particulièrement consulté. Pis qu’un annuaire téléphonique. Une quantité de pages sont cornées, des passages sont soulignés au crayon et des annotations illisibles griffonnées dans les marges. Ma conclusion est que Trembleur préparait un ouvrage sur la religion bouddhiste, ou quelque chose d’approchant.
Au moment où je claque le bouquin, un papier blanc s’en échappe. Je le ramasse. Il s’agit d’un feuillet de bloc comportant l’en-tête du Nasi Briani . Ces blocs sont mis à la disposition des clients près des appareils téléphoniques, pour leur permettre de prendre des notes.
Je lis sur le feuillet, écrit en caractères d’imprimerie : Batu Caves 13 km R. d’Ipoh .
Ne sachant ce que signifie ce texte, je le montre à la divine employée.
— Ça vous dit quelque chose, très jolie demoiselle ?
Illico, pour ne pas dire dard-dard (ça me gêne chaque fois), elle acquiesce.
— Ce sont les grottes, sur la route d’Ipoh, gazouille ce fabuleux oiseau de paradis.
Et de m’expliquer qu’il existe à cet endroit des grottes, dont la plus importante est si vaste qu’on y ferait tenir dix fois le temple Sri Maha Mariamman.
Tu te rends compte, comte ?
Cette fois, à la joie ineffable qui brusquement m’inonde, je pressens que je ne suis plus très loin de la gagne.
Je ne t’avais pas raconté qu’avant de quitter Paris et de m’embarquer dans cette aventure, j’avais bigophoné à l’ancienne femme de Trembleur, pour lui demander des renseignements sur son ex, et cette girie mal embouchée m’avait envoyé paître en me raccrochant au nez.
Mais là, une idée me trotte derrière la calebasse et je rappelle la mégère car j’ai une question à lui poser.
Dès que je me nomme, elle se déchaîne :
— C’est encore vous ! Vous êtes bien gentil, monsieur le directeur, mais je crois vous avoir fait comprendre que je ne veux plus entendre parler de ce manche et que, moi-même, je n’ai rien à en dire !
Pas aimable, la Blondine de la Frange ; paraît importunée comme si je lui demandais de me parler de la météo du jour pendant qu’elle se morfle un chibre dans les miches.
— Rassurez-vous, belle dame, c’est un tout petit renseignement que je viens vous mendier.
— Où êtes-vous, ça graillonne ?
— En Malaisie bismuthée.
— C’est vous qui payez la communication ?
— Oui, mais je me ferai rembourser par l’Administration, vous pensez bien.
Soupir capable de gonfler les voiles d’une goélette.
— Que voulez-vous ?
— Votre ex-époux s’intéressait bien à la religion bouddhiste ?
Rire en hennissement de jument poulinière à l’approche de l’étalon.
— Vous rigolez ! S’il « s’intéressait » au bouddhisme ! Mais IL ÉTAIT BOUDDHISTE !
Je reste sans voix comme un qui a son dentier bloqué par un caramel mou.
— Allô ? qu’elle fait, vous m’entendez ?
Tu parles si je l’entends. L’onde de choc s’atténue. Je parviens à clafouter :
— Vous en êtes certaine ?
— Il m’a assez fait chier avec ses simagrées. Vous l’avez rencontré ?
— Non : je le cherche !
— Eh bien, si vous le trouvez, je vous souhaite bien du plaisir. Vous avez des photos de lui, je suppose ?
— Oui, naturellement.
— Les avez-vous regardées sérieusement ?
— Bien sûr !
— Vous ne vous êtes pas rendu compte que ce crétin a du sang asiatique dans les veines ?
— J’avoue que…
— Et vous êtes flic !
L’impertinente part d’un éclat de rire qui me met l’orgueil en charpie. Ma vanité ressemble à un cerf-volant accroché dans les branches d’un arbre.
Elle reprend :
— Il est chinetoque par sa mère, qui avait épousé un industriel français installé en Malaisie. Mais ce ménage baroque n’a pas fonctionné, comme il fallait s’y attendre. Le père Trembleur est rentré en France en emmenant son fils. Gentil pour la mother , hein ? Il s’est remarié après un divorce rondement mené, et c’est une belle-mère normande qui a élevé le Niacouet ; parfaitement bien, d’ailleurs. Cette femme n’a pas eu d’enfant et elle s’est consacrée au petit Yves ; les gens sont souvent moins dégueulasses qu’on ne le dit !
A cet instant, la communication est interrompue. Je renonce à la rétablir.
Miss Pearl qui semble se plaire en ma compagnie me fixe d’un œil interrogateur, et, pour une Asiatique qui a deux boutonnières de braguette en guise de regard, c’est pas fastoche.
— Vous êtes une personne extrêmement coopérative, lui dis-je avec toute la mansuétude dont je suis capable (et Dieu sait !).
— Je fais mon travail, monsieur, répond-elle.
— Oserais-je vous demander un ultime service ?
— A votre disposition, monsieur.
Je prends mon expression friponne № 84, dont les résultats m’ont toujours donné toute satisfaction.
— Voilà une déclaration qui pourrait m’entraîner à des gestes irréfléchis si je ne possédais un self-control de réputation internationale.
Mon madrigal tombe comme une bouse de vache sur une route goudronnée. Vaut mieux rentrer les aérofreins en vitesse et passer à un autre genre d’exercice.
— Exquise mademoiselle, pourrait-on interroger tous les chauffeurs attachés à votre palace pour tenter de retrouver celui qui a piloté le couple le jour où il est parti de l’hôtel ?
Elle acquiesce et me dit :
— Cela a été fait ; il s’agit de Ok Tékon, un conducteur d’appoint pour notre établissement.
— Vous êtes ma providence, chère Pearl !
Et tu sais ce qu’elle me répond ?
— Oui, monsieur. Merci, monsieur !
Me reste plus qu’à lui attriquer un faf de cinquante dollars et à l’oublier. Mais quoi : on ne peut pas baiser la terre entière !
* * *
La Mercedes long châssis roule confortablement dans les rues de Kuala Lumpur. Le centre-ville est moderne, aéré, avec beaucoup de constructions au style hardi. L’existence y semble détendue, heureuse presque. Ici, l’Islam est prépondérant sans être pesant.
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