Elle me détronche d’un air poli mais neutre.
— Monsieur, vous désirez ?
Je m’approche avec un maximum de sobriété, m’appliquant à lui cacher l’irrésistible bandaison qui m’empare. Me présente.
Répugnant à exciper de mon grade, je lui dis être le commissaire San-Antonio.
La jeune femme n’en marque ni plaisir ni surprise, se contente de me désigner le fauteuil que j’occupais précédemment.
— Puis-je savoir qui vous êtes ? fais-je-t-il avec grâce, en croisant les jambes par-dessus ma bandaison.
— Hélène de la Liche ! répond-elle brièvement.
Me voici un brin paumaga.
— Une fille de… ?
Et de désigner le vieux sous sa tonnelle.
— Sa femme ! corrige-t-elle.
— Pardon, j’ignorais que M. de la Liche fût remarié.
Dis, il a remis le couvert avec du modèle surchoix, le viticulteur. Pas étonnant qu’il ait craqué les plombs, à son âge, avec un sujet semblable dans son paddock, pépère.
Lit-elle mes pensées dans ma tête féconde (ou faite conne) ? Toujours est-il que j’ai droit à un sourire indéfinissable qui me file l’envie de le transformer en collerette à paf.
— Vous connaissez sa fille Valériane, célèbre à Paris sous le nom d’Éléonore ?
— Je l’ai fréquentée avant lui : nous travaillions à Rome pour le même couturier, Franco Lemmanché. Nous étions très liées, elle et moi. Elle m’a invitée à passer huit jours ici, dans leur demeure familiale. Son père a eu le coup de foudre ; de mon côté je n’ai pas été insensible au charme de ce gentilhomme et nous nous sommes mariés.
— Jolie histoire ! apprécié-je.
— Qui, malheureusement, n’a pas duré très longtemps puisque, trois ans après notre union, une attaque l’a dépossédé de presque toutes ses facultés.
— Et vous continuez de rester auprès de lui ? Mes compliments.
— N’est-ce pas mon devoir ? demande-t-elle d’un ton brusque.
— Sans doute, mais quelle jeune et ravissante femme dans tout son éclat sacrifierait sa vie à un être privé d’esprit et de mouvements ? Surtout n’ayant été son épouse que si peu de temps.
— Monsieur, chacun réagit selon sa nature. Je dois dire que la mienne me faisait rêver d’une vie calme dans la sécurité.
— Je comprends, coupé-je. Bien, je suis ici pour enquêter à propos d’Éléonore ; c’est donc d’elle que nous devons parler, si vous n’y voyez pas d’objections ?
— Elle a des problèmes ?
— C’est un euphémisme que d’appeler ainsi ce qui lui est arrivé.
Ma vise-à-vise blêmise.
— Elle est morte ? balbutie-t-elle.
— Je suis navré de devoir vous l’apprendre aussi brutalement.
Hélène de la Liche est en proie à une violente émotion.
— Non ! Non ! fait-elle, avec de la rage dans la voix ; ce n’est pas possible !
Je laisse s’écouler un silence de replâtrage. Le temps qu’elle assimile la nouvelle.
En fin de comte, comme on dit dans la noblesse, elle murmure :
— Un accident ?
— Non, madame : un assassinat !
Il existe plein d’instants bizarres !
Parce que imprévisibles. Ils t’arrivent sans bruit, pendant que tu penses à autre chose.
Je te prends ma visite au viticulteur. Je l’ai entreprise poussé par mon flair poulardier. Me suis dit : « Il serait intéressant de découvrir l’endroit d’où est sortie la fameuse Éléonore, à l’existence si étrange, au destin si tragique », ce qui t’explique mon départ pour le Sud-Ouest. J’y trouve ce que je n’attendais pas : un vieil aristo dans la semoule et une ravissante femme séduisante à t’en faire éclater les testicules.
L’annonce de la mort de sa belle-fille la plonge dans un chagrin infini, auquel succède une prostration inquiétante. Avec ménagements, je lui pose quelques questions sur son amie. Elle y répond distraitement, par motoculteur [15] N’importe quel écrivaillon, à ma place aurait écrit « monosyllabes », mais je sais m’écarter des ornières propres aux sentiers battus.
.
Il ressort de ses déclarations qu’elles se rencontraient rarement mais se téléphonaient volontiers. Éléonore répugnait à voir son père depuis que ce dernier avait perdu l’esprit. Sa carrière de mannequin marchait très fort. Beaucoup d’hommes la courtisaient, mais elle n’en aimait qu’un seul : Luciano Casanova. Par ailleurs, elle cultivait une sorte d’amitié amoureuse (à sens unique) avec un attaché de presse nommé Pierre Cadoudal. Si elle connaissait un gros mandataire des halles, M. Rigobert Panoche ? En effet. Valériane en plaisantait souvent. Ce type était fou d’elle, au point de lui offrir un apparte à Saint-Cloud ! Mais il ne représentait rien d’autre qu’un pigeon ne demandant qu’à se laisser plumer. Il donnait beaucoup tout en obtenant peu. Non, Éléonore ne lui avait jamais parlé de sa voisine du dessous, Mme Maubec de Pré-Bénit.
Nanti de ces informations, dont la plupart m’étaient connues, je sollicite d’Hélène la permission de prendre congé. Et c’est là que se positionne « l’inattendu » dont je te parle en tête du présent chapitre. Mue par une pulsion que je te qualifierais volontiers « d’incoercible » si ce terme ne me paraissait excessif et un peu con, l’épouse du paralytique me saisit l’avant-bras et, les yeux emplis de larmes, la voix rauque, me supplie :
— Commissaire, ne repartez pas ce soir ! Restez ici pour dîner et dormir ! L’horrible nouvelle que vous venez de m’apprendre me terrifie !
Son superbe regard brille sous la pluie de son âme, comme l’a si joliment écrit la marchande des quatre-saisons de Vivaldi.
Une telle requête met des crépitements dans mon cœur et mon testicule droit (le plus fort).
Comment repousserais-je pareille sollicitation ?
— Madame, réponds-je à travers mes dents bien plantées, ma qualité de policier m’empêche d’accepter cette invitation.
— Mais votre qualité d’homme ? riposte-t-elle.
Vaincu, je souris niaisement.
Je dois à une riche hérédité provinciale de faire étalage de la bonne cuisine qu’il m’est accordé de consommer. La bouffe est pour moi le premier de tous les arts. La chère Mme de la Liche me donne à claper : des ortolans confits, une omelette aux cèpes, un gigot aux flageolets, un plateau de fromages à grand spectacle et une bombe glacée non éclatée. Les vins ? Un monbazillac 1967 en ouverture et du cheval blanc de la même année, classé monument historique.
La jeune femme chipote en face de moi, par pure politesse. Avec la ligne qu’elle se paie, elle ne peut s’offrir une telle abondance de mets qu’en photo.
Nous parlons bien sûr de la disparue. Mon hôtesse s’est ressaisie, sa voix est ferme. Elle veut savoir si je retrouverai son assassin. Dans la splendeur du moment, je le lui promets. Nous sommes dans notre converse ouatée, sous le grand lustre hollandais de la salle à manger, quand des aboiements véhéments éclatent, venant de l’étage supérieur.
Je reconnais mon baryton-basse de Salami. Il y va de l’organe, comme s’il passait une audition pour le grand rôle de Rigoletto .
— Qu’est-ce ? s’inquiète la belle.
— Mon chien, fais-je en me levant. Vous permettez ?
Et de foncer dans le hall où je hèle l’ami hound.
Sa tête s’inscrit entre deux balustres du premier.
— Ah ! çà, mon ami, seriez-vous devenu fou ? lui crié-je.
En guise de réponse, il m’intime de le rejoindre.
J’obtempère.
Le cador m’attend au first floor , le fouet en liesse. Il halète d’avoir tellement jappé, se dirige vers le couloir qui dessert les chambres et stoppe devant la dernière porte.
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