— Ben, j’ai découvert quelque chose !
(Coup d’espoir dans mon vieux cœur.)
— Quoi, Julia, quoi ?
— Le trafic de drogue du siècle. Tous ces petits vieux sont la proie des dealers !
(Je m’en fous, Julia, je m’en tape, trouve-moi mon vieux, à moi , laisse un peu tomber le métier, bon sang !)
— Ils se shootent comme des perdus, Ben. Faut les comprendre, ils ont tout à oublier, même l’avenir, et quand ils ne veulent pas oublier, c’est qu’ils veulent se souvenir : double dose !
Elle était complètement allumée, et je savais par expérience que rien au monde ne pourrait éteindre cet incendie.
— D’autres que moi l’ont pigé depuis longtemps. J’ai repéré certaines transactions… Crois-moi, le vrai marché des stups, c’est là qu’il se tient !
(Comme si c’était le moment de venir ajouter un sujet de plus à mes inquiétudes…)
— Fais gaffe à toi, Julia, sois prudente.
Mais non, elle était lancée.
— Forcément, avec les toubibs qui ne leur donnent jamais la dose suffisante pour calmer leurs douleurs…
(Julia, par pitié, occupe-toi de moi. MOI D’ABORD, Julia !)
— Et tout ça avec la bénédiction des autorités, parce qu’un vieux qui clabote d’une overdose, c’est jamais qu’une ruine qui s’effondre.
Petit à petit, Théo s’est mis à recruter pour le Magasin, Julia à creuser pour son article, et je me suis retrouvé seul avec mon problème. Seul avec la petite phrase de Théo dans ma tête vide : « à moins qu’il ait rempli son contrat, Ben, et qu’il se soit évanoui dans la nature »…
Non, Gimini Cricket n’avait pas rempli son contrat. Il lui restait encore un ogre à exécuter. Le sixième. Le dernier. C’est lui-même qui me l’a dit. Hier soir. En venant s’asseoir sur la moleskine d’un métro nocturne, là, juste en face de moi, tout naturellement, alors que je désespérais de le retrouver jamais. Mon tout petit vieux à tête de criquet.
Je passe sur la surprise pour entrer direct dans le dialogue.
— Le dernier ?
— Oui, jeune homme, ils étaient six. Six qui se faisaient appeler « La Chapelle des 111 ».
— Pourquoi des cent onze ?
— Parce que 111 que multiplient 6 font 666 qui est le chiffre de la Bête, 111 devant être le nombre des victimes immolées.
Il a eu un sourire où perçait une sorte d’indulgence.
— Oui, des chiffres symboliques, jeune homme, des bêtises. La pire des monstruosités ressortit toujours à l’enfantillage.
Bien. Revenons à la surprise, tout de même. Il s’est donc assis en face de moi, Gimini le criquet. Il a placé son index sur ses lèvres pour que je ne laisse pas échapper le cri de ma surprise.
Il a souri.
Il a dit :
— Oui, c’est bien moi.
En dehors de nous, il y avait trois endormis dans le wagon. Je venais de quitter Stojil qui n’avait pas pu grand-chose pour mon moral. Stojil qui s’était contenté de me répéter, inlassablement :
— Il n’est pas loin, mon petit, crois-moi : tout vrai tueur devient à lui-même son propre fantôme.
— Qu’est-ce qu’un vrai tueur, Stojil ?
— Un tueur sans faim.
Eh bien ! je le tenais mon tueur sans faim, là, assis devant moi.
Il s’était installé comme un nain sur un trône, tortillant des fesses pour atteindre le dossier. Ses jambes battaient le vide, comme celles de mes petits sur leurs plumards superposés. Et ses yeux brillaient du même éclat que les leurs. Il ne portait plus sa blouse grise d’orphelin, mais un tergal de son âge, tombant dans les stricts plis de sa condition. Le macaron pourpre d’une Légion d’honneur clignotait à sa boutonnière. Il s’est mis à me raconter sans prendre la peine d’introduire. Pas une seconde il n’a pensé que je pouvais lui sauter dessus, le saucissonner, et le livrer franco de port à Coudrier. Pas une seconde l’idée ne m’en est venue. Il grandissait en racontant, je rapetissais en écoutant. Histoire sans surprise, au bout du compte. Et racontée sans souci de l’effet. Direct dans le vif du sujet. (Un vif qui répandait un furieux parfum de charogne !) 1942 — fermeture du Magasin pour cause de pogrom européen. Six mois tout de même de chicanes juridiques. Les propriétaires s’acharnaient à se défendre, et la civilisation jouait à maintenir les formes. Mais six mois qui conduisirent, bien sûr, à la gueule béante des crématoires : « l’Histoire a tranché », comme disait ce faux cul de Risson planqué derrière la muraille de ses livres. Exit le Conseil d’administration.
1942 : Six mois durant lesquels le grand magasin est abandonné à la silencieuse pénombre de sa profusion. Marchandises dormant du sommeil de la guerre, et, tout autour, le cordon noir de la milice.
Certains idéologues à chemises brunes prétendaient même maintenir le Magasin fermé comme une tombe jusqu’au jour anniversaire du Millénaire national-socialiste.
— Ils en parlaient comme si c’était demain, jeune homme, convaincus qu’en dévorant l’Europe, ils avaient annexé le Temps.
Et de fait, au bout de quelques semaines, le grand magasin était confit dans un mystère pharaonique. Son immobilité aveugle générait des rumeurs comme un cadavre ses parasites. Les bruits les plus divers couraient sur le mouvement secret de ses entrailles. Pour les uns, il était un haut lieu de la Résistance, pour d’autres le champ expérimental des tortures gestapistes, pour d’autres encore, il n’était rien que lui-même, le musée clos d’une histoire morte, devenue soudain étrangère. Dans tous les cas, on le regardait comme si on ne le reconnaissait plus.
— Rien ne devient plus vite légendaire qu’un lieu public brutalement soustrait à la fréquentation populaire !
Oui, en ce temps-là, l’imagination avançait à grands pas sur le champ infini des légendes. Quelques mois seulement, et un millénaire s’était bel et bien écoulé dans toutes les mémoires.
C’était le temps de cette éternité fulgurante que vivaient les six ogres de la « Chapelle des 111 », dans le secret de cette pénombre gorgée de marchandises fossiles.
— Qui étaient-ils ?
— Vous le savez comme moi. Six individus d’horizons divers, rassemblés dans le même mépris pour ce que Aleister Crowley appelait les « sordides avortons du XX esiècle », mais bien résolus à jouir le plus complètement possible du bouleversement de la fourmilière.
— Le Professeur Léonard en faisait partie ?
— Il en était. C’est lui, surtout, qui se réclamait d’Aleister Crowley. Un autre s’apparentait à Gilles de Rays, et ainsi de suite, tous rassemblés dans un syncrétisme démoniaque qu’ils prétendaient être l’âme de leur temps. C’est cela, jeune homme, ils étaient l’âme de leur époque , une âme qui se nourrissait de chair vive.
— D’enfants ?
— Et d’animaux parfois, dont un chien que Léonard égorgea de ses propres dents.
(C’est donc ça que ton âme a flairé, mon vieux Julius ! Si je le raconte, personne ne me croira…)
Comment se procuraient-ils leurs victimes ?
— En temps de famine, Gilles de Rays ouvrait ses celliers pour attirer les enfants. Eux leur offraient le Royaume des Jouets.
(Les ogres Noël…)
— La plupart de ces enfants étaient confiés par leurs parents menacés à une filière sûre qui devait les faire passer en Espagne, aux Etats-Unis, loin des massacres en cours. En fait, la filière se perdait dans la nuit du Magasin. Et c’est le sixième homme, le dernier, le pourvoyeur d’enfants, qui va mourir maintenant.
— Quand ?
J’ai posé la question comme on sursaute, convaincu, à la même seconde, que rien au monde ne pourrait lui arracher la réponse.
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