Après la tombe de Victor Noir c’est au tour du mausolée d’Oscar Wilde d’être bombardé. Théo en veut un agrandissement pour sa chambre à coucher.
Foi de Clara, il l’aura.
Une fois Oscar Wilde mis en boîte, fin de la promenade, il est temps d’aller chercher le Petit à l’école. Dernière vision sur le chemin du retour : trois ou quatre vieilles marmonnant de sombres incantations sur la tombe d’Allan Kardek. (De quelles voisines veulent-elles le bien ?) Comme Clara s’apprête à les immortaliser, l’une d’elles se retourne et nous fait signe de nous tirer. Elle accompagne son geste griffu d’un sifflement de chat.
C’est à cette seconde précise qu’explose la quatrième bombe du Magasin.
La quatrième bombe…
Pendant mon jour de repos !
C’est une bombe tout ce qu’il y a d’artisanal : une charge de poudre à fusil comprimée dans une boîte à mèche + une petite bouteille de gaz (genre camping) +…, etc. actionnée à distance par un système de mise à feu emprunté à un boîtier de téléviseur.
Une petite bombe.
Elle truffe de céramique un concessionnaire en meubles sanitaires d’origine allemande, qui pissait paisiblement dans les chiottes de l’exposition suédoise, au dernier étage (de très jolis gogues, vraiment blancs, très résistants — la porte n’a pas sauté — si parfaitement calfeutrés que personne n’a entendu la déflagration — un pet discret, sans plus) qui pissait, donc, le concessionnaire, la victime.
En contemplant une série de vieilles photos qu’il venait de coller aux parois de son pissoir !
« Malheureusement » un père de famille, celui-là. (Nombreuse.) Et plusieurs fois grand-père.
Peut-être même un collectionneur de timbres.
Néanmoins truffé de céramique immaculée. Et de ferraille. Et de chevrotine, aussi.
Et nu.
Nu ?
Comme un ver. De la tête aux pieds. A poil, quoi.
Déshabillé par la bombe ?
Non, par lui-même, avant l’explosion.
— Mais ce que nous aimerions savoir, monsieur Malaussène, c’est ce que faisait votre sœur Thérèse devant ces W.-C. scandinaves, figée comme une statue, jusqu’à ce qu’on en force la porte et qu’on découvre le cadavre. Voilà, c’est ce que nous aimerions savoir.
Moi aussi.
— Mais je t’avais prévenu, Ben !
Elle est debout, rigide comme le Destin, entourée de trois flics qui semblent sur le point de donner leur démission. Tout autour, la P.J. déploie une activité de ruche — si on admet que les abeilles tapent à la machine en fumant sèche sur sèche parmi les cadavres de canettes.
Bref, elle se tient debout dans ce bureau miteux, ma Thérèse, toute en coudes et en genoux, trop grande pour son âge, et de la voir là, dans la fumée qui stagne, parmi les mâles qui tournent, ça me fout un choc d’amour.
— Prévenu de quoi, ma toute petite ?
Le sosie de Pat les Pattes la boufferait toute crue s’il n’avait pas peur de se casser les dents. L’autre rêve sans doute de refaire sa vie avec une religieuse au chocolat. Ils sont l’image de l’abattement.
— En une heure, on n’a rien pu lui tirer de mieux !
Il y a un troisième poulet que je ne connais pas, un jeune blondinet qui en chialerait presque. « Je ne parlerai qu’à mon frère Benjamin, d’ailleurs, je l’avais prévenu. »
— Mais prévenu de quoi, bordel de merde ? s’était exaspéré, le blondinet.
Et comme il était vraiment très jeune il avait ajouté :
— Tu vas te mettre à table, dis, morue ?
En désespoir de cause, ils ont dû attendre l’arrivée de Caregga, avec le suspect Number One, ma pomme, maintenant debout devant Thérèse, lui souriant fraternellement, pendant que d’autres flics perquisitionnent à la maison, foutent tout en l’air dans l’ex-boutique et dans ma chambre, avec une telle rage de trouver (trouver quoi ?) qu’ils sont bien capables d’ouvrir Julius en deux pour chercher aussi à l’intérieur.
— Prévenu de quoi, ma Thérèse ?
Elle sursaute et me regarde comme si elle se réveillait.
— Je, t’avais dit le 28, le 3, le 11, ou le 7, avec une très forte probabilité sur le 28 .
(Ah ! bon, ce n’était donc pas des numéros de chevaux…)
— Je l’ai même mis noir sur blanc, pour le cas où tu aurais une fois de plus contesté mes dires.
(« Contesté mes dires… » ça m’étonnait aussi, cet humour soudain…)
— Qu’est-ce que c’est que ces salades ? Vous essayez de nous endormir ou quoi ?
Le blondinet se donne des airs d’adulte couillu.
Les deux autres attendent. Des portes claquent. On s’interpelle. La P.J. Ma petite Thérèse, nous sommes dans les locaux de la Police Judiciaire.
— Thérèse, veux-tu expliquer à ces messieurs de quoi nous parlons ?
— Tu reconnais que j’avais raison ?
(Ça, c’est ce qu’on appelle un « préalable ».)
— Oui, tu avais raison, Thérèse, je le reconnais.
— En ce cas, je veux bien expliquer à ces messieurs…
Une petite phrase qui suffit à immobiliser le décor. Le blondinet se glisse derrière une machine à écrire. Les oreilles des Quat’zieux grandissent imperceptiblement.
— C’est très simple, messieurs…
Elle debout. Eux assis. Le paysage a changé. Elle est le Maître, ils sont les moujingues qui rament pour piger.
— Très simple, n’importe lequel d’entre vous aurait pu aboutir aux mêmes conclusions. A condition de se donner un peu de mal.
Oui, elle commence comme ça, de sa voix aigre, sur le ton d’un cours à l’Ecole de police : « Exercice d’investigation astrale sur thématique de mort. »
Elle explique, sa longue tête osseuse émergeant des nappes de fumée, respirant ailleurs, comme toujours, elle explique à « ces messieurs » que le thème astral des quatre précédentes victimes indiquait clairement qu’elles devaient mourir de mort violente, le jour même de leur mort, ni la veille ni le lendemain, et en ce lieu géographique précis : le Magasin.
— Et le jour de ma retraite, c’est pour quand ? ironise le blondinet qui joue sans le savoir le rôle de Jérémy.
— Ta gueule Vanini, gronde le sosie de Pat les Pattes en m’empruntant ma partition à moi, on a assez paumé de temps comme ça.
— Oublie-toi et prends sa déposition, n’importe quoi, même une recette de clafoutis, le patron ne va pas tarder à se pointer.
Et Jib la Hyène d’inviter poliment Thérèse à poursuivre.
— Pour ce qui était de la victime potentielle, la cinquième, continue Thérèse, ne connaissant ni son identité ni son âge, il s’agissait pour moi de raisonner non plus à partir des paramètres de sa naissance, mais en me basant au contraire sur un hypothétique point d’arrivée — ce que vous appelez « mort » et qui, bien évidemment, n’est que « passage » — puis, les bases d’un raisonnement déductif solidement établies sur cette plate-forme, tâcher de redescendre le cours du temps, jusqu’à découvrir le point d’émergence du sujet — ce que vous appelez « naissance » mais qui, bien entendu, n’est qu’« incarnation ».
Les Quat’zieux du commissaire Coudrier regardent devant eux comme s’il n’y avait pas de mur, pendant que le blondinet tape comme un dément sur la machine dont le ruban exsangue lâche des lettres pâles comme la mort. Thérèse est lancée.
— Or, compte tenu des dates d’« incarnation » des quatre précédentes victimes, de la nature des transits astraux qui furent le signe de leur « passage » au Magasin — ou, si vous préférez, de leur mort — il m’est apparu que, selon toute probabilité, le 28 de ce mois, et en ce même lieu, la mort violente devait intervenir par le transit de Saturne sur le Saturne radical.
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