— Le 24 de ce mois.
Il m’a regardé en souriant. Il a répété très posément.
— Le 24, à 17 h 30, au rayon des jouets. Et vous y serez, jeune homme. Le Commissaire Divisionnaire Coudrier aussi, j’imagine.
Il nous a fait changer six fois de métro, mon Gimini. Dans les couloirs de céramique, ses pas ne produisaient aucun écho. C’est alors seulement que j’ai remarqué ses charentaises. « L’âge… » a-t-il murmuré avec un sourire d’excuse.
Il a répondu à toutes mes questions. Dont la seule, l’unique, celle qui les contient toutes :
— Pourquoi m’avez-vous associé à cette vengeance ?
Le métro bringuebalait du côté de la Goutte d’Or. Des Noirs dodelinaient dans la nuit. Têtes endormies sur épaules vigilantes.
— Pourquoi moi ?
Il m’a regardé longuement, comme s’il consultait un registre intérieur, et il a enfin répondu :
— Parce que vous êtes un saint.
Comme je lui renvoyais un regard de bœuf, il a développé le concept.
— Vous faites un travail admirable dans ce magasin, un travail d’une totale humanité .
(Tu parles…)
— En vous chargeant des fautes de tous, en prenant sur vos épaules tous les péchés du Commerce, c’est en saint que vous vous comportez voire en Christ !…
(Jésus ? Moi ! Doux Jésus…)
— Je vous ai attendu si longtemps…
Toutes les petites flammes de la Pentecôte se sont brusquement allumées dans ses yeux. Et c’est ainsi, tout enluminé de l’intérieur, qu’il m’a expliqué pourquoi il me faisait péter ses bombes sous le nez. Selon lui, l’élimination du mal absolu, devait avoir lieu sous les yeux de son symétrique, le bien intégral, le Bouc Emissaire, symbole de l’innocence persécutée : mézigue. Oui, il fallait que le Saint assistât à l’anéantissement des démons.
— Vous témoignerez, jeune homme, vous êtes le seul dépositaire de la vérité, le seul à en être digne !
Inutile de dire qu’immédiatement après avoir lâché mon criquet dans la nuit parisienne, je me suis rué dans une cabine téléphonique pour appeler Coudrier. Il a écouté sans piper, puis il a dit :
— Quand je vous disais que vous exerciez un métier dangereux…
(Plus pour longtemps, parole de saint !)
— Vous dites le 24 à 17 h 30 au rayon des jouets ? Ça nous mène à jeudi. J’y serai, tâchez d’y être aussi, monsieur Malaussène.
— Pas question !
— Alors rien n’aura lieu et vous serez toujours le suspect favori de mes hommes.
Compris. Je lui demande encore :
— Vous avez une idée sur l’identité de la dernière victime, ce pourvoyeur d’enfants ?
— Pas la moindre. Et vous ?
— Il a juste dit que cela me surprendrait.
— Soit. Attendons la surprise.
Julius m’attendait au pied de mon lit. Julius qui avait eu plus de pif que moi, dans toute cette affaire. Julius qui avait répondu à toutes les questions. Julius auquel je n’avais pas encore donné son bain. J’ai caressé sa tête pensante, et j’ai laissé tomber la mienne de très haut sur mon oreiller. Elle y a rencontré la gifle froide d’une revue à couverture glacée.
C’était le numéro d’ Actuel .
Celui qui racontait la vie du Saint. Enfin paru !
J’ai ouvert aux pages qui me concernaient, et pour tout dire, j’ai éprouvé un sentiment plutôt mitigé. Si jamais mon vieux Zorro à Légion d’honneur lisait ça, il lui faudrait réviser mes saintes mensurations.
D’un autre côté, jubilation intense en imaginant la gueule de Sainclair. Et joie totale à l’idée d’être viré, enfin débarrassé de ce boulot purulent. Parce que, enquête ou pas, il allait bien être obligé de me virer, Sainclair, maintenant !
Pour la première fois depuis longtemps (et malgré la perspective du jeudi suivant) je me suis endormi comme un homme promis au bonheur.
— Vous avez des enfants, Malaussène ?
Pas un trait de son visage ne bronche. Il m’a reçu dans son bureau, comme la dernière fois. Mais il ne me propose pas de whisky, ni de cigare. Pas même un siège Et ce coup-ci, il ne se félicite de rien, Sainclair. Il demande juste :
— Vous avez des enfants ?
— Je ne sais pas.
— Vous auriez intérêt à vous renseigner, parce que je vais vous foutre au cul un procès que vous allez perdre et qui vous ruinera jusqu’à la septième génération. Il serait honnête de prévenir les héritiers éventuels.
Le numéro d’ Actuel est ouvert, devant ses yeux, mais c’est moi qu’il regarde.
— Que vous crachiez dans la soupe est une chose somme toute courante. De toute façon, cela vous aurait coûté cher. Mais après avoir vidé votre gamelle…
Il se livre à un rapide calcul mental…
— Ce sera hors de prix, monsieur Malaussène.
Le sourire que je voulais effacer revient sur son visage avec l’élastique aisance de la fameuse adaptation. Celle qui fera toujours défaut au foutu saint que je suis.
— Parce que vous avez signé un contrat, figurez-vous, un contrat qui définit clairement le rôle du Contrôle Technique. Et, le moment venu, vous trouverez en face de vous 855 employés qui affirmeront tous — avec la meilleure foi du monde — que vous n’avez jamais rempli correctement votre tâche, que vous préfériez vous en tenir à ce rôle abject de martyr, né de votre propre cervelle malade, et que si la maison a commis une seule faute, c’est celle de vous avoir conservé dans ses rangs.
Un temps.
— Depuis trois ans que j’ai pris la direction du Magasin, monsieur Malaussène, aucun employé n’a été licencié.
Il répète, dans un épanouissement du même sourire :
— Aucun.
(C’est pourtant vrai, qu’il n’a qu’un seul sourire.)
— Voilà pourquoi nous vous gardions parmi nous.
Et, dans sa voix, maintenant, autre chose. Qui fait toute la force des Sainclair du monde entier : il y croit. Il croit dur comme fer à la version qu’il vient de mettre sur pied. Elle n’est pas sa vérité, elle est la vérité. Celle qui fait tinter la clochette des caisses enregistreuses. La seule.
— Autre chose encore.
(Oui, Sainclair ?)
— A votre place, je raserais les murs, parce que si j’étais un des clients qui ont eu affaire à vous dans les six derniers mois, il me semble que je chercherais à vous retrouver… J’y mettrais le temps qu’il faudrait.
(En effet, je vois un dos se dresser devant moi. Un dos à provoquer des éclipses de soleil : « Te laisse pas bouffer le foie par ces fumiers, petit, attaque ! »)
— C’est tout.
(Quoi, tout ?)
— Vous pouvez vous en aller. Vous êtes viré.
C’est là que je déconne, en murmurant d’un air finaud :
— Mais vous m’avez dit que la police interdisait les mouvements de personnel pendant l’enquête…
Eclat du beau rire directorial :
— Vous plaisantez ! Je vous ai menti, Malaussène, tout simplement, dans l’intérêt de la Maison, s’entend ; vous vous acquittiez parfaitement de votre rôle et je ne voulais pas de votre démission.
(Bien. Bien, bien, bien… Baisé, quoi. Il m’a baisé.)
Et, en me raccompagnant aimablement à la porte :
— D’ailleurs, nous ne vous perdons pas tout à fait : vous nous faisiez économiser beaucoup d’argent, maintenant vous allez nous en rapporter davantage.
Voilà ce que c’est. On se prépare à la jouissance du siècle, et, le moment venu, elle a un goût de Fernet Branca. Sur ce point comme sur quelques autres, Julia a raison : ne jamais investir dans la promesse du plaisir. Tout de suite ou pas du tout. Demandez donc à ceux d’en face qui marnent pour l’avènement de l’Avenir Radieux…
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