— Attention, Benjamin, je sais à quoi tu penses…
Petit rire :
— N'oublie pas que je suis encore vierge.
Puis nous repiquions par la rue de l'Orillon où Jérémy, le Petit et leurs copains jouaient au basket dans un enclos de ferraille qui préfigurait notre Bronx ; d'autres fois nous remontions la rue Ramponneau où le nouveau Belleville, mort-né dans son architecture autiste, fait face à Belleville l'ancien, grouillant de sa vie gueularde, des mamas juives saluant Thérèse, leur cul somptueux débordant de leurs chaises, la remerciant de ce que grâce à elle « ça » s'était arrangé, nous invitant à partager leur thé ou à emporter des pignons et de la menthe pour le faire à la maison : « Allez, ma fille, dis pas non, sur la vie de ma mère c'est un cadeau de mon cœur ! », ou nous grimpions la rue de Belleville jusqu'au métro Pyrénées, longue traversée de la Chine, et là encore reconnaissance éternelle à Thérèse, beignets de crevettes, bouteilles de nuoc-mâm, « Yao buyao fan, Thérèse ? (Tu veux du riz, Thérèse ?) tsi ! tsi ! emborte, tsa me fait blaidsir ! », et galettes turques chez les Turcs et la bouteille de raki en prime, nous nous promenions avec un grand cabas, Thérèse ne refusait rien, c'était sa façon de se laisser payer par le quartier, un curé à l'ancienne nourri à la volaille de l'absolution…
— Je vais tous les inviter, m'annonça-t-elle un soir.
— Les inviter ?
— À mon mariage. Tous mes clients. Ça fera plaisir à Marie-Colbert.
— Tu crois ?
— J'en suis certaine.
Le Tout-Belleville envahissant Saint-Philippe-du-Roule pour y remplacer la famille Malaussène tricarde, personnellement je ne demandais pas mieux, mais Marie-Colbert…
— Tu te trompes, Benjamin, je sais sur Marie-Colbert quelques petites choses que tu ignores…
Par exemple, qu'il avait l'esprit assez large pour recruter leurs enfants d'honneur parmi les putassons de Gervaise.
— Quoi ?
— Eh oui, Benjamin. Il m'a accompagnée aux Fruits de la passion, et c'est lui-même qui a demandé à Gervaise de choisir nos enfants d'honneur. L'enfance malheureuse le préoccupe beaucoup. Demande à Clara.
Cela dit en fourrant dans le cabas la presse du soir que notre ami Azzouz nous donnait au passage, rue des Pyrénées, avant de tirer le rideau de sa librairie.
À propos des clients invités à son mariage, Thérèse me dit encore :
— Je leur dois bien ça, puisque je ne leur servirai plus à rien après ma nuit de noces.
Juste. J'avais oublié ce détail. Perte du don de voyance par défloration. Était-il possible que Thérèse crût à de pareilles conneries ? Ça me prenait par bouffées. Je cherchais en vain ce qui, dans l'éducation que je lui avais donnée, avait pu la propulser à ce point dans les étoiles, et à quel âge ça l'avait prise, et pourquoi… Mais le genre d'évidences qu'elle mettait dans ses réponses m'achevait.
— Comment ça m'est venu ? Avec mes règles, bien sûr !
Quand, un peu amer, je lui faisais observer que ses prétendus dons de voyance ne nous avaient jamais évité le moindre ennui, elle m'opposait son fameux voile d'amour : « L'amour rend aveugle, Benjamin, l'amour doit rendre aveugle ! Il a sa lumière propre. Éblouissante. »
En somme, deviner pour la famille, pour les amis ou pour soi-même relevait du délit d'initié.
— C'est un peu ça, oui.
*
C'est là que je l'ai trahie. Au cours de cette conversation. Je n'en suis pas plus fier que ça aujourd'hui, mais je n'avais pas le choix. Mon raisonnement était simple. Puisque Thérèse ne pouvait prédire son propre avenir ni celui de MC2, j'allais lui envoyer quelqu'un d'autre, une femme, une parfaite inconnue, mais avec ses coordonnées astrales à elle, Thérèse : heure, date et lieu de naissance, et celles du Roberval. L'inconnue lui présenterait le tout comme des données objectives, concernant son mariage à elle, et Thérèse devinerait son propre avenir en croyant lire celui d'un autre couple. Puisqu'elle y croyait, elle pourrait juger sur pièces.
— Tu as conscience que c'est parfaitement dégueulasse ? me fit observer Hadouch.
— Trouve-moi une fille qui puisse faire ça et laisse-moi me démerder avec ma conscience.
(C'était pourtant vrai que je virais mafieux. Un miniparrain de merde.)
— C'est tout trouvé. Rachida, la fille de Kader, le taxi. Elle vient de se faire plaquer par un flic qui lui en a fait voir de toutes les couleurs. Un flic cambrioleur, figure-toi. Quoique documentaliste, elle s'était pas assez renseignée sur le prétendant. Elle aurait eu besoin qu'on lui tire les cartes avant son mariage. Elle fera ça pour Thérèse.
Ce fut Julie qui se présenta la première au rapport.
— Par où veux-tu que je commence, Benjamin, par le Marie-Colbert d'aujourd'hui ou par ses aïeux ? On descend le cours de l'Histoire ou on le remonte ?
— La chronologie, Julie. La bonne vieille généalogie. Du début jusqu'à la minute présente.
Et Julie y alla de son exposé, que je livre ici dans sa déprimante sécheresse historique :
— Une chose d'abord : Marie-Colbert est un prénom hérité, qui se transmet de génération en génération. Tu vas voir, on commence bille en tête par de la haute politique. Le premier Marie-Colbert est né sous Louis XIV, aux alentours de 1660, fruit des œuvres d'un comte de Roberval avec la nièce de Colbert. Ce Roberval n'a pas été pour rien dans la victoire de Colbert sur Fouquet. Il a si bien savonné la planche du surintendant — il siégeait à son procès truqué — que Fouquet y a glissé jusque dans la prison d'État de Pignerol où il est mort mystérieusement, comme tu sais.
— Suicide transitif ?
— Sans doute. Résultat, le comte de Roberval a hérité d'une partie des biens de Fouquet et a prénommé son fils Marie-Colbert en hommage au patron. Fin du premier acte ou de l'origine d'une fortune bâtie sur le silence. Acte II, une cinquantaine d'années plus tard, le petit Marie-Colbert devenu grand se retrouve directeur de la Compagnie d'Occident, l'instrument principal de la banqueroute de Law. Mais il avait eu la prudence d'épouser une fille Pâris (les Pâris furent les tombeurs de Law sur dénonciation de Marie-Colbert) et il récupéra, en guise de récompense, la rue Quincampoix tout entière — où Marie-Colbert habite encore, en leur hôtel particulier du numéro 60. À l'acte III, tu trouves un Marie-Colbert dans chaque régime. Talleyrand à lui seul en a usé trois (ils mouraient jeunes mais se reproduisaient vite) : un pour faire voter la confiscation des biens de l'Église et s'en mettre une partie dans la poche au nom de la nation, le deuxième pour gérer le butin européen amassé par Napoléon pendant ses campagnes (il dirigeait un ministère occulte pour ça) et le troisième pour trahir la Restauration au profit des orléanistes en 1830, moyennant finances. Fin de l'acte III, la fortune n'est plus chiffrable. Acte IV, 1887, Troisième République, le canal de Panamá : soudoyé par le banquier Reinach, un Marie-Colbert se montre très actif à la Chambre pour y faire voter un emprunt qui lessivera 800 000 souscripteurs à son large profit. L'enquête n'inquiéta pas Marie-Colbert mais aboutit à la condamnation du ministre Baïhaut sur dénonciation et au décès du banquier Reinach.
— Suicidé ?
— L'histoire dit qu'on l'a retrouvé mort à son domicile. Mais écoute un peu les deux autres scènes du même acte. Premièrement, la présence d'un Marie-Colbert dans le scandale Stavisky, fin 1933, et deuxièmement, dix ans plus tard, le même Marie-Colbert commissaire aux questions juives, confiscation des biens ! le grand-père du nôtre. À noter que dans l'affaire Stavisky (bons émis par le Crédit municipal de Bayonne pour plusieurs dizaines de millions, sur gage de bijoux volés), le Marie-Colbert de service se trouvait être le gendre du bijoutier Hamelster, cambriolé jusqu'à sa dernière émeraude et qui s'est pendu.
Читать дальше