— Heu non… je…
— Grimpe, et rapidos !
J’ai élevé ma voix d’un pauvre petit ton de rien du tout. Ça suffit à l’intimider. Il s’installe. En montant, il avise la carcasse de l’autre truffe, affalée derrière.
— Mais ! Mais…
— Remets-toi, mon grand… Tu vois, ces messieurs ont voulu faire les méchants, mais c’est moi qui ai gagné…
Il se fait tout petit et ne souffle plus mot. Je roule lentement en direction de Berne. Une voiture de police nous croise. Elle met tout ce que ça peut. Il s’en est fallu de peu que je me fasse griffer par les perdreaux. Je respire.
— Où habites-tu ? demandé-je à mon voisin. Il me sort un nom de rue en strasse qui me paraît aussi compliqué à prononcer qu’une récitation en japonais.
— Comment fais-tu pour retenir ton adresse, je me le demande… Tu vis seul ?
— Oui.
— Pas marié ?
— Non.
— Et ta bonne vieille maman ?
— Morte !
Il a bien l’air d’un célibataire.
— C’est quoi, un appartement ou une maison seule ?
— Un appartement.
— Quel étage ?
— Par terre…
L’expression me fait gondoler.
— O.K. Tu vas nous héberger pour la noye…
C’est là, je pense, le point culminant de sa stupeur.
— Chez moi !
— Oui… On sera discret, c’est promis…
Il rechigne. S’il avait du cran, il me balancerait une mandale. Pour parer à un éventuel désespoir de faible, je tire le revolver de ma poche.
— Mords un peu ce que j’ai trouvé dans une surprise ! C’est bath, non ? Fabrication suédoise ! Ce sont les rois de l’armement. Tu comprends, ils s’en servent pas, ils peuvent se permettre de fignoler…
Pour lui, ça finira par une jaunisse, c’est officiel. Une émotion pareille compte dans la vie d’un homme qui passe son temps à noircir du papier près des goguenots…
— Par où passé-je, baron ?
Il marque un temps.
Je lui administre une aimable bourrade.
— Perds pas ton temps à échafauder un scénario, tu n’en trouveras pas. Y a des gars dont c’est le métier, tu piges ? Par exemple moi. L’amateurisme sera toujours tenu en échec, tu comprends ?
Il me montre une rue vide qui baigne dans une lumière confuse.
— Droite !
J’obéis. Il est un pilote rêvé. Rien dans le citron, rien dans le calbar, tout dans le traczir !
Je m’arrête dans une rue aimable qui descend en pente raide jusqu’à la rivière.
— C’est là, fait Cléopâtre, en désignant un petit immeuble à deux étages.
— Bon… Ouvre ta porte et ne fais pas le malin, ça pourrait m’énerver, et quand je suis énervé on est obligé de mobiliser trois classes pour me calmer… Je te fournirai des témoignages éloquents.
Je mets le feu de position de la voiture et j’extrais Pédiglas-Ponpon de la banquette arrière où il continue à rêver qu’il dévale sur le crâne les escaliers du Sacré-Cœur.
Le standardiste, plus docile qu’un troupeau de moutons, m’attend sur le seuil de son immeuble, sa clé à la main.
L’appartement est modeste, conventionnel, propre et vieillot [13] Excusez-moi une minute, il faut que j'aille m'acheter une boîte d'épithètes au tabac d'en bas.
. Une petite entrée, une cuisine, une salle à manger, une chambre… Je ferme la porte à clé et je glisse la chiave dans ma poche.
Mon fardeau commence à remuer un peu. Je vais le porter sur le lit et je m’occupe du standardiste.
Au passage, je biche les cordelières des rideaux, ainsi fait-on dans tous les films et la plupart des romans policiers ; je pousse le grand Lajoie jusqu’à sa cuisine.
— Qu’allez-vous faire ? s’inquiète-t-il.
— Pas grand-chose, mon lapin. Seulement t’attacher ici pour que tu nous fiches la paix.
— Mais je ne vous dérangerai pas…
— Ne râle pas, ce sera du kif.
J’attache ses poignets solidement, au point qu’ils deviennent tout blancs. Puis j’entrave pareillement ses chevilles sur la table et je juche mon hôte sur l’édifice.
— Je te fais remarquer que les pieds de la chaise sont à moins d’un millimètre du bord de la table. Si tu remues la moindre des choses, tu es bonnard pour embrasser le carrelage. Vu ?
Il a tellement les grelots qu’il n’ose pas dire oui. Je reviens dans la chambre et je me trouve nez à nez avec le croquant qui a repris ses esprits. Il se met en garde, mais c’est de la plaisanterie pour jeune fille encéphalique et une prune opportune met fin à sa carrière de poids plume. Il repart sur le pageot.
Profitant de ce qu’il cherche à se rappeler qui il est, je m’empare de la seconde cordelière du rideau et je procède avec lui comme avec le locataire naïf.
Il ne me reste plus qu’à espérer un prompt rétablissement du personnage. En attendant, je le fouille. Les papiers trouvés sur lui m’apprennent qu’il s’appelle Hussin et qu’il est syrien. Il habite en Italie et son passeport indique qu’il est en Suisse depuis quatre jours. C’est peu… Enfin, comme chante Brassens, tout le monde ne peut pas s’appeler Durand, n’est-ce pas ?
J’avise une bouteille de Cointreau sur une table. Je la débouche et lui carre le goulot dans le bec. L’alcool le ravigote, il bat des cils. Puis il m’aperçoit. Son visage verdâtre tourne au gris et ses yeux noirs brillent comme deux gemmes.
Il paraît n’importe quoi, sauf content (comme dit un grand écrivain de mes amis).
Je lui souris.
— Alors, Hussin, qu’est-ce que tu penses de mon numéro ?
Il ne bronche pas. Son regard intense me fait mal aux seins. Je lui administre une retournée qui lui emplit les yeux de larmes.
— Salaud ! grince-t-il.
Je réitère.
— On va commencer par le début. D’abord la politesse. Compris ?
Il semble indécis.
— Tu dois comprendre que ça ne te servira à rien de crâner. J’ai le dessus et on ne peut rien contre la force. Bon, nous y sommes ?
Il a un petit mouvement imperceptible.
Je prends cela pour un acquiescement.
— Je sais que tu appartiens au réseau Mohari et j’ai pour mission de te descendre comme j’ai descendu Vlefta, fais-je, l’air sûr de moi.
Il paraît surpris et, à son geste instinctif, je pige que je viens de bonnir une couennerie qui le fait tiquer.
— Pas d’accord ? demandé-je en lui mettant un chic bourre-pif.
Il saigne, ça l’ennuie, cet homme.
— Je ne suis pas d’un réseau, fait-il. Je suis tout juste l’ami de Gretta !
Mauvais point pour moi. Quand on veut en installer pour un mec, il faut au moins lui déballer des vérités, car s’il vous prend en flagrant délit d’erreur, vous risquez fortement de l’avoir dans le baba.
Je me repêche à l’oral :
— C’est pour te flatter, hé, crâne d’œuf ! Ça se voit que tu fais pas partie d’une organisation. Faut un minimum d’intelligence pour cela.
Il rouscaille, le tordu épineux :
— Dites donc !
Franchement, il a une bouille de salopard. Je sais bien qu’il ne faut pas juger les gens sur la mine (contrairement aux crayons), mais vous ne m’ôterez pas de l’idée que lorsqu’on trimbale une terrine semblable sur une paire d’épaules, on atteint à une espèce de perfection dans le pittoresque.
Je pense que ce résidu de poubelle a buté la petite Françoise et ça me fait fumaga les naseaux. Mes nerfs craquent aux jointures. Je me mets à lui biller dessus à bras raccourcis.
Sous mes poings, son visage se modifie peu à peu… Je lui fais de jolies lunettes de soleil très artistiques, puis je lui confectionne une grosse tête, et enfin j’achève de détériorer son nez.
Il va être coquet, le sagouin, demain matin. Son tour de bol sera modifié, parole ! S’il a rancart avec sa petite amie, elle le prendra pour un autre et appellera la garde !
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