Je prends des rues, les plus obscures possibles… Je tourne à gauche, à droite, comme lorsqu’un homme fuit… J’ai le souci de compliquer ma piste. S’ils se mettent à ma poursuite avec des clébards, ce dont je doute, j’entends du moins leur donner du fil à retordre.
Me voici brusquement parvenu à l’angle de la rue principale de la ville. Quelques rares noctambules se hâtent vers leur domicile. Je reste un moment dans l’ombre pour reprendre mon souffle. J’ai dans le buffet un feu tumultueux qui pétille, qui m’embrase et mon cœur désordonné est dur comme un caillou. Il me fait un mal affreux… Enfin, ça se tasse.
Je traverse un carrefour désert… Je me reconnais parfaitement. Près d’ici il y a des arcades, puis la rue aux fontaines bariolées. Je me glisse à l’ombre des arcades… Que faire ? J’avise alors des bagnoles en station dans la rue. Ces véhicules passent la nuit dehors. Je devrais en piquer un, ce serait un abri provisoire pour la durée de la nuit et ça me permettrait de me déplacer sans attirer l’attention.
Je jette un petit coup de périscope alentour : nobody.
Je m’approche d’une citron. Puisque j’ai le choix, mieux vaut prendre une bagnole dont j’ai l’habitude.
Les portes en sont verrouillées, mais je ne me formalise pas pour autant.
Le temps pour un bègue de compter jusqu’à trois et la chétive serrure me dit : « Entrez, vous êtes chez vous. »
Je prends place au volant. Pas de complications, pas d’antivol… Du gâteau ! Le moteur ronfle bien, son bruit familier me réconforte. Je me suis sorti du gros pétrin… Maintenant, il s’agit de prévenir Mathias… Je roule au hasard des rues vides et j’avise un brave monsieur en robe de chambre qui fait lansquiner son cador.
Le gaille ressemble à un O’Cedar et le monsieur à un plumeau sans plumes. Il est chauve comme une enclume. Je stoppe à sa hauteur et prenant bien soin de ne pas mettre la frite à la portière, je m’informe :
— La Tessinstrasse, s’il vous plaît ?
Il s’approche. Le toutou en profite pour gauler contre ma portière. Le mai-maître se fâche après lui. Je lui assure qu’il n’y a pas de mal ! Tu parles, ce que j’en ai à fiche que les chiens de Berne urinent sur cette tire ! On peut amener les éléphants du parc zoologique (s’il y en a un), ça m’indiffère autant que la couleur du cheval blanc d’Henri IV.
Le bonhomme me donne les indications sollicitées de sa haute bienveillance. Je l’en remercie. Grâce à ses précisions, dix minutes plus tard, je sonne devant la pension Wiesler.
C’est une maison ancienne, avec du fromage autour des fenêtres, et la patine du temps sur ses pierres de taille.
Je tabasse à l’huis. La façade est obscure, c’est un peu téméraire ce que je fais, mais la saison de la prudence est révolue. Je livre pour l’instant un combat contre la montre et je ne dois plus penser à moi. L’essentiel est que j’alerte Mathias. Il faut qu’il se barre à toute vibure cette nuit, s’il est encore vivant, ce qui n’est pas certain !
On ne répond pas à mon tabassage. Je me file en renaud et j’y vais du grand rodéo. De quoi ameuter le quartier. Une lumière finit par poindre dans une vitre du rez-de-chaussée. Une ombre s’approche, un rideau se soulève, un visage de vieille dame à chignon se plaque contre la vitre, pareil à une tronche de poiscaille exotique.
Je souris à la personne. Elle entrouvre sa fenêtre.
— Que se passe-t-il ? demande-t-elle.
— Excusez-moi, vous êtes la logeuse ?
— Je suis mademoiselle Wiesler, parfaitement, et je…
— Pardonnez-moi de vous réveiller, mademoiselle, mais il s’agit d’un cas de force majeure. Il est indispensable que je parle à M. Mathias d’extrême urgence…
La vioque se radoucit. Elle ressemble à une caricature de Miss Anglish… En moins bien. Elle porte une chemise de nuit en zénana avec des fleurs et son chignon volumineux conviendrait parfaitement à un coucou pour y élire domicile.
— M. Mathias n’est pas rentré.
Une main de glace me caresse le dos.
— Pas rentré ?
— Non. C’est à quel sujet ?
— Un de ses parents est très malade !
— Mon Dieu ! Sa mère ?
— C’est ça…
La vieille est retournée. J’insiste.
— Vous croyez qu’il va tarder ?
— Je l’ignore… Ça n’est pas régulier…
Elle émet un ravissant petit cri de cigogne qui s’étrangle.
— Oh ! Attendez, je crois savoir où il se trouve !
— Non ?
— Si… Je l’ai entendu téléphoner, cet après-midi… Il a fixé un rendez-vous à onze heures à la Grande Cave…
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Vous ne connaissez pas Berne ?
— Non.
— C’est une grande brasserie souterraine avec des attractions…
— Oh, très bien !
— Vous ne pouvez pas vous tromper…
Elle m’affranchit sur la route à suivre.
— Vous dites, mademoiselle, qu’il avait rendez-vous à onze heures ?
— Si fait !
— Puis-je vous demander l’heure ?
— Minuit moins vingt…
Je cours à la bagnole. Avec un peu de vase, j’arriverai peut-être à temps. Ce rembour ne me dit rien qui vaille. Il est probable que les petits amis du réseau Mohari ont des projets en ce qui concerne l’avenir de Mathias…
J’espère que leur entrevue se sera prolongée un brin et que j’arriverai à temps. Je suis dingue, penserez-vous, de me rendre dans la plus grande brasserie de la ville alors que ma binette occupe la première page des baveux. Mais je n’ai pas le choix. Je me trouve devant la Grande Cave… L’entrée ressemble à une entrée de métro. Une affiche écrite à la main annonce en caractères tremblés et multicolores : Les Vierges du Rhin ! Orchestre tzigane !
Je descends une volée de marches, ce qui est préférable à une volée de bois vert, et je suis stoppé dans ma descente par une charmante petite dame derrière un guicheton qui m’annonce qu’on doit douiller un prix d’entrée pour avoir droit aux Vierges du Rhin. Je m’exécute. Nouvelle volée d’escalier. La Grande Cave est un établissement vraiment curieux. Il figure un immense tonneau. La salle a la forme d’un tonneau, ainsi que la scène. Et les tables sont des tonneaux. Il y a une galerie au premier étage où se pressent quelques jeunes gens qui n’ont pas les moyens de consommer et des bourgeois cossus bouffent en bas ou fument des cigares longs comme des baguettes de chef d’orchestre.
Je jette un regard à la galerie du haut de l’escalier monumental. Je ne vois pas Mathias… Alors je descends et m’installe à une table près d’un pilier.
Les Vierges du Rhin font rage (et désespoir) sur la scène. Leur moyenne d’âge doit être de soixante-quatorze ans environ. La violoniste qui dirige l’orchestre a une tête qui lui permettrait de postuler à l’emploi de Madame Pipi dans des gogues aussi souterraines que la Grande Cave.
Elle joue comme si elle était dans une cour et son violon, suivant ses mouvements d’archet, lui décroche son râtelier que je m’attends à voir choir sur l’instrument d’une minute à l’autre.
Mais ça n’est pas la chose de la mélodie qui m’a amené laga. Je regarde dans la salle et, m’étant penché, j’ai l’indicible honneur d’apercevoir Mathias à une table. Il est de profil par rapport à moi et il se trouve en compagnie d’une fille qui me tourne le dos. Si j’en juge d’après leur attitude, ils ne sont pas en froid. Mon pote tient la main de sa bergère et la bécote goulûment. Décidément, j’ai eu tort de m’alarmer. Les gens du réseau Mohari sont plus fortiches et plus patients que je ne l’estimais. Ils laissent Mathias suivre son petit bonhomme de chemin parce qu’ils ont l’intention de se servir de lui, le moment venu.
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