Je reviens à mes deux semeurs de suppositoires. Ils ont abandonné le sujet angoissant pour en aborder un autre digne également d’intérêt et qui concerne la manière de donner le bassin à un unijambiste.
Je me mets sur un coude pour les interrompre.
D’une voix plaintive, je balbutie :
— Par pitié, j’ai soif… Donnez-moi la rosée des nuits de printemps à boire… Pitié…
Les gars se lèvent.
— Donne-lui tout de même à boire, fait le plus costaud qui connaît ses classiques.
L’autre, bon cheval (vous avez saisi l’allusion ?) se lève et va tirer de la flotte au robico. De la baille de tuyauterie ! Il ne m’a pas regardé !
— J’y mets un barbiturique ? demande-t-il à son collègue.
— Quelques gouttes de Somnigène, comme ça il nous fichera la paix !
Un Suisse demander qu’on lui fiche la paix ! Ça ne manque pas de sel, comme dirait Cérébos.
L’infirmier qui me sert à boire prend un petit flacon brun et se met à compter des gouttes…
— Vingt-cinq… vingt-six…
Il me met la forte dose… Avec ça, je suis certain de faire un petit voyage d’agrément au pays du Picasso en branche.
Le jeune homme s’approche de mon lit, porteur du verre. J’ignore si vous l’avez remarqué, mais lorsqu’on tient un verre plein à la main en marchant, on a le souci de maintenir son équilibre et l’on ne pense à rien d’autre.
Le zig est au bord de mon lit. Il me tend la drogue… Je fais le type trop faiblard pour s’en saisir.
Il se rapproche encore, se penche. Alors, Bibi lance son bras et le biche par le cou. Drôle de prise. C’est mon pote Arthur-le-Grincheux qui me l’a apprise. Une secousse, un fléchissement du buste, une remontée de l’épaule, une traction avant (Citroën dixit) et mon compteur de gouttes se retrouve à l’autre bout de la carrée, les bras en croix, affligé d’un torticolis qui ne lui passera pas de sitôt. Il va pouvoir se mettre une bande Velpeau au cou, le frère… Je saute du lit et j’arrive au second infirmier un poil de seconde avant qu’il ne se lève de sa chaise. Il prend un coup de boule dans le placard et retombe assis. Il met son brandillon en avant. Je le lui bloque et le tords. Il gueule ; une torsion, le voilà à genoux par terre. Il a droit à un formide coup de genou dans le clapoir… Ses ratiches jouent Troïka sur la piste blanche. Il tombe à plat ventre. Je le finis ensuite d’un dernier coup de latte à la tempe…
Ensuite, sans perdre de temps, je porte les deux mecs en travers de mon lit et, utilisant la sangle réservée initialement à mon usage personnel, je les attache dos à dos… Je les bâillonne avec un drap de lit et je suis heureux de vous informer que ces deux messieurs oublient comment s’administrent les suppositoires. Ils font des rêves en vistavision et leurs crânes carillonnent comme Saint-Pierre de Rome un matin de Pâques.
Je vais ouvrir le placard où l’on a remisé mes fringues et je me sape presto.
Ensuite, je fouille les infirmiers. Sur l’un d’eux (le supporter du suppositoire à l’envers), je découvre un trousseau de clés. Je me l’approprie…
Ça va être à bibi de jouer. Je suis tout seul maintenant, livré à moi-même dans la Grande Taule. Et je n’ai pas d’arme… C’est du reste beaucoup mieux car, si j’en avais une, je me garderais bien d’en faire usage…
J’ouvre la porte de la chambre et sors dans un couloir peint en blanc. Une veilleuse bleuâtre brille au plafond… Je longe ce corridor déprimant. A l’autre extrémité, nouvelle lourde. Elle répond à l’appel que je lui adresse et ne fait pas de giries pour stoute grande.
Voici maintenant un palier avec un ascenseur à gauche et un escalier à droite. Je choisis l’escadrin. Ça fait moins de bruit et l’on ne risque pas de s’y faire bloquer entre deux étages.
Je descends… L’infirmerie de la prison est située au premier. En bas, il y a un hall blanc avec des portes à droite et à gauche et une, en bois massif, au fond. C’est celle-là qui m’intéresse.
Seulement celle-là est verrouillée… Je repère l’orifice de la serrure et examine les clés du trousseau. J’ai l’œil amerlock. Je choisis la bonne d’entrée.
Deux petits tours, une pression, et me voici dans une cour pavée que borde un haut mur hérissé d’une grille pointue. Pour se tailler de là, il faut être hélicoptère… Je fais le tour de la cour. Nouvelle porte… En fer, celle-là, et munie de barreaux gros comme ma cuisse. Ils ne font pas de détails, les Bernois.
J’essaie les autres clés, mais c’est scié. Aucune n’entre dans la clenche. Je peste comme un perdu… Que faire… M’étant accoutumé à l’obscurité du coin, je repère alors une sonnette à droite de cette porte. Je suppose qu’elle alerte un préposé à l’ouverture de ladite porte. Il faut que j’en passe par là. J’appuie deux fois sur la sonnette, sur un rythme léger. Ça fait « habitué de la maison ». Un instant, le silence me retombe sur le râble. Et puis, il y a une espèce de frisson électrique et la porte s’ouvre toute seule. Je n’en reviens pas. M’est avis que c’est ma géniale idée des deux petits coups aériens qui me vaut ça.
Le gardien doit être zoné. Il a cru reconnaître le coup de sonnette d’un familier et il s’est contenté d’appuyer sur le bouton de déclenchement. Je passe précipitamment. La lourde se referme seule.
Me voici sous une poterne. A l’extrémité, un guichet de lumière… J’hésite… Il ne s’agit pas de barguigner. Je m’avance vers le guichet en prenant soin de demeurer dans l’ombre.
Mon regard plonge à pieds joints dans un poste de garde propre, tout carrelé de blanc, dans lequel un gardien est assis dans un fauteuil d’osier. Il a les pieds sur une chaise et un journal gît à ses côtés, prouvant que le gars est dans les vapes.
Je lance un petit cri joyeux qui est le fait d’une conscience pure. L’autre bâille en guise de réponse. Moi, je continue ma route et je parviens à une porte monumentale que je reconnais. C’est la porte de la prison. Il existe un poste de garde à côté, comme celui de la poterne. J’aperçois à l’intérieur quatre gardiens qui jouent aux cartes.
Je regrette intensément de ne pouvoir disposer d’un pétard afin d’intimider ces messieurs et de leur demander avec gestes à l’appui de m’ouvrir. Là, le pépin est mahousse. Si je rentre dans le poste, ils vont soit me tirer dessus, soit me maîtriser. De toute manière, l’alerte sera donnée, je serai fini. Je ne peux espérer avoir raison de quatre hommes armés ! Ça n’existe pas, même dans les aventures de Tintin !
Je boufferais ma cravate si j’en avais une. Que faire ? J’en suis là de ma perplexité lorsqu’un pas sonore se fait entendre dans le silence nocturne [11] Il est évident qu'une telle image manque de vigueur. Pourtant, un romancier se doit parfois de sacrifier à la tradition. Cette tradition veut qu'un silence soit nocturne, un confrère éminent, un économiste distingué et la Belgique une vaillante petite nation.
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Je me tapis dans le renfoncement situé entre la grande porte et le poste de garde.
L’arrivant est un personnage massif, coiffé d’un chapeau taupé à bords roulés et qui, malgré la saison, porte un pardessus. Il frappe à la porte vitrée du poste de garde. Un gardien s’approche.
Il lance une phrase inaudible pour moi, sur un ton obséquieux, ce qui me fait penser que l’arrivant doit être une grosse légume de la taule, peut-être le dirlo ?
Puis l’homme en uniforme sort, tenant une clé immense à la pogne.
Il va à la lourde et l’ouvre… J’ai un frémissement de joie. Le gardien ouvre le panneau opposé à celui contre lequel je suis plaqué, si bien qu’il est masqué par le vantail. Le zig au lardeuss s’avance pour sortir. Au moment où il est engagé à l’extérieur, je bondis, le bouscule et franchis le porche. J’entends le bonhomme s’exclamer… Puis il y a des cris, seulement je suis déjà loin… Je fonce sur un boulevard bien éclairé. Personne en vue… J’ai toute la vélocité de l’univers dans mes guiboles. Un échassier ne me ferait pas la pige et Jazy se mettrait à chialer s’il essayait de me courser.
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