San-Antonio
Au suivant de ces messieurs
A Pierre Champion, René Cesler et Francis Gaudard, en m’excusant d’apporter la petite guerre au pays de la paix.
Amicalement.
S.-A.
Les personnages de ce récit sont imaginaires et fictifs.
Alors, hein ? Pas d’histoires !
S.-A.
C’est le zonzon feutré de l’aspirateur de Félicie qui me réveille… Ou du moins c’est ce bruit-là que j’entends en sortant du tunnel. Le temps de compter jusqu’à un, très lentement, et voici que se déchaîne dans ma tronche la plus terrible gueule de bois homologuée depuis que Noé inventa le picrate. J’ai l’impression d’avoir nettoyé les gogues d’une caserne avec la langue. Et il y a du ramdam sous ma coiffe ! Je ne sais pas quel est le dégourdi qui a installé cette turbine entre mes tempes, mais je peux vous dire qu’il aurait mieux fait de la mettre ailleurs !
La chambre au papelard cretonne décrit un lent mouvement de rotation qui m’oblige à me cramponner au bastingage. Des étincelles crépitent dans mes yeux, au point que je me crois soudain déguisé en feu d’artifice. Je ne me souviens plus où j’ai ramassé cette biture, mais je me doute que ça n’était pas au thé de la marquise de Talèredune. Pour le moment, tout effort mnémonique est au-dessus de mes moyens. J’attends donc que ça se tasse, mais ce genre de maladie a besoin qu’on s’occupe d’elle. L’ayant compris, je hasarde un pied prudent hors de ma couche… Je foule la carpette, je me dresse, et puis, v’lan, cet abruti de plancher vient m’embrasser à pleine bouche ! Je me chope une bosse frontale qui ferait crever de jalousie le doyen des rhinocéros. Du coup, mes étincelles font place à des chandelles. Inutile de les dénombrer, je sais qu’il y en a trente-six !
Je suis à genoux sur ma descente de lit (pour une descente, c’en est une vraie que je viens de réussir : en piqué avec chute libre et ouverture du parachute à retardement) ! Félicie a bloqué son Electrolux et s’annonce, les coudes au corps. Elle délourde à la volée, ce qui décroche mon râtelier de pipes.
— Que se passe-t-il, Antoine ?
Je la regarde et je vois une demi-douzaine de Félicies, toutes plus inquiètes les unes que les autres.
— Tu es malade ?
Je secoue la tête, ce qui m’arrache un gémissement douloureux. La turbine mal arrimée vient péter contre mon front.
— Veux-tu que j’appelle le docteur ?
— Non… Bicarbonate, café noir… citron !
Ayant procédé à cette énumération, je m’allonge carrément par terre, histoire de cramponner ce salaud de plancher qui poursuit sa valse chaloupée. Comme ça n’est pas la première fois que je traîne une cuite pour grande personne, Félicie s’empresse de mettre en vigueur le dispositif numéro 44 bis, celui des cas urgents ! Elle s’éloigne pour revenir avec une vessie pleine de glace qu’elle pose sur mon front. Ensuite, c’est le verre de café avec deux jus de citron que je dois me farcir. Et, pour couronner ses efforts, j’ai droit à deux grandes cuillerées d’Eno…
Je me laisse faire. Je ne suis plus le boute-entrain que vous connaissez, mais plutôt la dernière des guenilles à sa sortie de l’essoreuse. Je calfeutre mes lampions et j’attends une paire de minutes que les différents ingrédients avalés opèrent leur office.
Effectivement, ça se tasse un peu et j’ai la force de me traîner sous la douche. Je la prends écossaise, c’est-à-dire à carreaux. Lorsque je sors du tub, je luis comme un derrière de singe et des forces neuves se pointent en colonnes par quatre dans mon organisme dévasté. Félicie m’attend à la cuistance avec un reste de viande froide et un kil de rouquin. Elle n’ignore pas que je traite le mal par le mal. Je morfile un bout de bœuf décédé et j’avale en me cramponnant un grand glass d’Aramon. Au début, c’est du vitriol qui me fouaille l’intérieur, et puis ça se met à carburer pour de bon.
Félicie hasarde :
— Où as-tu ramassé ça ?
— On arrosait la promotion de Bérurier… chez un de ses potes à la Halle aux vins…
J’ajoute, manière de jouer les angelots de vitrail :
— Tu sais, m’man, c’est, pas ce que j’ai avalé… C’est plutôt l’odeur… des caves…
Un profond silence s’établit. On entendrait voler un impresario. Faire croire un truc pareil à Félicie, vous parlez ! Faut que j’aie un vache reliquat de picrate dans les cellules grises ! C’est comme si j’essayais de vendre un réfrigérateur à un Esquimau ! Aussi n’insisté-je pas…
Fort judicieusement, la sonnette du portier retentit. Je me demande quel est l’enfant de pétasse qui vient nous faire tartir de si bon matin. Félicie qui s’est propulsée jusqu’à la porte me rancarde :
— Voilà ton collègue Pinaud !
J’entends le pas maladroit du vieux chnock sur les graviers de l’allée. Ma brave femme de mère lui ouvre et met sa main usée par les lessives dans la demi-livre-avec-os du fin limier.
Entrée de Pinuche ! Il a le bada enfoncé jusqu’aux sourcils. La moustache irisée par sa morve et la bruine… Un cache-nez de grosse laine sale emmitoufle son cou. Il frappe ses grosses targettes sur le racloir de l’entrée, histoire de prouver qu’il a des usages et il pénètre dans la cuisine.
Son regard ressemble à deux crachats de phtisique.
Il le braque sur moi comme la fourche d’une baguette de sourcier.
— Tu es chouette, observe-t-il en guise de salut !
Ça me fout en pétard.
— Mets les choses navrantes qui te servent de fesses sur une chaise et ferme ta grande gueule !
Il souscrit à la première partie du conseil, mais il néglige la seconde.
— Il paraît que ç’a été l’orgie romaine, hier !
Un peu de regret voile son ton.
— J’aurais bien aimé en être, poursuit-il, mais j’avais un travail délicat…
Ses petits yeux noyés de gâtisme pas si précoce que ça m’indisposent.
— Pinaud, lui dis-je, j’ai beaucoup réfléchi cette nuit. Et je suis arrivé à une certitude absolue te concernant.
— Moi ?
— Oui, toi !
— Quelle est cette certitude ?
— Si on cherchait par le monde un flic plus abruti que toi, on ne le trouverait pas !
Le père Pinuche pince les lèvres. Puis il se tourne vers Félicie afin de la prendre à témoin. Mais Félicie a trop envie de rire pour pouvoir lui apporter les satisfactions verbales qu’il sollicite de son esprit de justice.
— Qu’est-ce qui me vaut le cauchemar de ta visite ? interrogé-je en poussant un verre propre dans sa direction et en emplissant le susdit jusqu’à la garde.
— Ton téléphone.
— Qu’est-ce qu’il a, mon téléphone ?
— Il est en dérangement.
— Comme toi ?
Félicie intervient.
— Oui, j’ai signalé la chose aux P.T.T. hier soir… Ils vont venir ce matin…
Moi, je les ai au nougat de Montélimar, mine de rien. Je me dis que si le Vieux (car ça ne peut être que lui qui envoie Pinaud) me dépêche quelqu’un à domicile, c’est qu’il a une urgence à me confier. Et ça ne me sourit pas pour deux raisons : la première parce que j’avais campo aujourd’hui et que je comptais faire visiter mes estampes japonaises à une nana ; la seconde parce qu’avec la G.D.B. que je coltine, j’ai autant envie de travailler que d’avaler du bromure avant de me rendre à un rendez-vous de Miss Univers.
— C’est le Vieux qui t’envoie ?
— Evidemment ! Il sait que tu en as pris un bon coup dans les galoches et il m’a dit de te ramener d’urgence…
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