C’est en gravissant les quelques marches que le Mastoche joue son va-tout. Déconcertant, ce lard rance. Il semblait anéanti par mon intervention, et puis le v’là qui devient véloce, soudain. Faut dire que je n’ai guère le temps d’intervenir. Il balance un coup de dargeot à la Gravosse qui me bascule dessus et que je retiens de justesse, because son précieux fardeau, comme on écrirait dans la Veillée des Chaumines. L’asthmatique se précipite en avant et s’engouffre dans la maison dont la lourde se reclaque sèchement. Lorsque je l’ébranlé d’un coup d’épaule furax, le verrou intérieur est déjà mis. Bien joué !
Moi, vous me connaissez ? Je ne prends pas de gants lorsque ça urge. Ayant, à l’oreille, localisé le verrou, je défouraille dans le panneau de bois. Un calibre comme celui du camarade « Tu-tues », ça vaut un pic pneumatique. D’énormes copeaux voltigent dans l’air à la ronde. Lorsque j’ai balancé quatre prunes, la lourde n’attend qu’un coup de tatane bien appliqué pour abdiquer.
Je le lui administre. Et elle s’ouvre.
Les détonations font hurler le pauvre Antoine. Doit commencer à en avoir sa claque, le petit chéri, de cette folle équipée. Doit se dire qu’être bébé de nos jours, ça n’est plus une situation enviable. De quoi le sevrer de l’envie d’exister. Malgré l’intensité du moment, je songe à sa pauvre mère, toujours nichée sous le Pont Marie. Car j’ai complètement omis de la faire évacuer. La poissarde campille-t-elle encore sur son tas de hardes pouilleuses ?
— Restez ici avec le moutard, Berthe ! enjoins-je. Pas d’imprudence surtout !
Pour la première fois, l’Amazone (sinistrée) semble avoir quelque inquiétude. Elle flaire les lieux d’un tarin circonspect et murmure :
— Si on appellerait la police, San-Antonio ?
— Je suis la police ! lancé-je fièrement.
Et me v’là parti à la chasse au diplodocus.
Je vais vous emboucher un coing, comme disait un fabricant de confitures.
Que dis-je : une surface !
Je présume que vous en resterez comme deux ronflants (Béru dans le texte).
La maison est vide, mes chéries. Meublée, certes, et très banalement. Mais vide de tout humain. De la cave au grenier en passant par le reste-chaussé et le premier, on ne rencontre âme qui vive. Deux lits sont défaits dans deux chambres. Presque tièdes encore, prouvant qu’il n’y a pas très naguère deux personnes au moins séjournaient céans. Une cigarette agonise dans un cendrier.
Cela dit, personne !
Je reviens dans le vestibule. Qu’y trouvé-je ? Berthe en train de donner le sein à Antoine. Le petit bougre s’acharne sur une formidable mamelle. On dirait qu’il s’obstine à téter le Mont Blanc ! La Vachetoche me braque un œil suave, éclairé par les reflets d’une maternité illusoire. Le simulacre la survolte, l’ennoblit presque.
— J’ai trouvé que ça pour le faire tenir tranquille, déclare-t-elle. Il se foutait dans une rogne terrible, ce petit monstre. Alors, et les bandits ?
— De grands chemins, murmuré-je. Ils ont filé.
— Par où ?
— Ben voilà. That is the question… Toutes les fenêtres sont closes et les autres portes verrouillées de l’intérieur, Berthe. On se croirait à l’Olympia, au congrès de la magie.
La guerrière hausse les épaules, ce qui provoque une avalanche de chair pâle sur la bouille de l’obstiné Antoine.
— Magie mes fesses, commissaire ! Ces gens-là ont une planque que vous n’avez pas su trouver.
Prenant une brusque décision, elle arrache le bébé de ses bas morcifs. Ça produit un bruit de bouteille de Champagne au débouchage ardu.
— Tenez-moi ce lutin que je vouaille ça de près !
D’autor, elle me cloque le baby et s’esbigne en maugréant des choses mettant en cause mes qualités de chef poulet. Antoine se remet à bramer à la garde.
C’est pas banal, cette perquise, hein ? L’illustre San-A. avec un bébé dans les bras pour traquer des malfrats ! (Es)quimeau raidi ! ! !
Un brusque épuisement me fauche les quilles. Je m’assieds sur une banquette de velours vert. Antoine trépigne dans mes mains. Ses quatre membres, animés par une sombre fureur (la fureur de la faim inassouvie) partent dans tous les sens. Il gueule fort, le bougre ! Vous parlez d’un petit clairon ! Sa bouche rose s’ouvre large comme une soucoupe. Tiens : il a déjà deux dents ! Il me file un regard courroucé. Me hait d’être un mâle imbécile qui le regarde chialer après la croque sans lui en fournir. Ses petits yeux bleus sombres me flagellent. Ils contiennent un indicible mépris.
Vivement je l’embrasse dans le cou en faisant miauler le baiser. Pour le coup il s’arrête de beugler. Ça le déconcerte un brin, ça le distrait de ses tourments stomacaux. Je recommence. Il me sourit…
Dans le jardin, l’aube se lève entre les statues. La plus proche du perron c’est celle de Louis XIV. Je vous jure, faut être un peu cinoqué pour s’entourer ainsi de personnages de marbre. Vous aimeriez, vous autres, avoir le Roi-Soleil sur votre pelouse, dans un massif de rhododendrons ? Vous auriez pas l’impression de crécher dans un musée ? Rien n’est plus triste que l’art empilé.
V’là qu’on carillonne à la grille. Je sors, bébé dans le creux du coude. J’avise un vieux crabe flanelleux à lunettes rafistolées. Me semble que c’est le pêcheur à la ligne.
— Oui ? je lui lance.
— Mande pardon, démarre le goujonicide, me semblait avoir entendu des coups de feu ?
— C’est l’échappement libre de ma pétoire ! le rassuré-je.
— Ah, bon !
Des petits ballons de vapeur légère floconnent autour de sa bouche.
— Ça biche ?
Il hausse les épaules.
— Ça fait vingt-cinq ans que ça n’biche plus. Autrefois, oui, des pleines bourriches, je faisais…
Comme le disait récemment M. Georges Bidault dans une interview : les hommes ne se souviennent que de leurs souvenirs. Le pauvre pêcheur rejoint sa canne-à-rien d’une allure chaloupée de vieil ouvrier mal pensionné. Je m’apprête à rentrer lorsqu’un prodige me retient sur le perron. Ai-je la berlue ? S’agit-il d’un excès de fatigue ? M’inscrirai-je, à la suite des Bernadette Soubirous et autres sainte Thérèse, dans la maigre cohorte des témoins de miracles ?
Je remets à un peu plus tard le soin de trancher. Unpeuplustard étant l’auxiliaire idéal quand on est confronté à des phénomènes surnaturels.
Va p’t-être falloir instruire un procès en canonisation pour Louis XIV, mes amis. Ça vous la coupe ? Vous m’objectez déjà ses guerres, sa révocation de l’Edit de Nantes, ses dragonnades, sa Montespan (dans la culotte), hein ? Eh ben, vos objections ne sont pas valables, vos sonneurs. Devait malgré tous ses vices et ses sévices être propice aux miraculeuses, Loulou. La preuve ?
Cramponnez-vous aux accoudoirs, je vous lâche le morceau. Sa statue respire !
Oh, c’est imperceptible et faut un œil de lynx comme le mien pour s’en rendre compte, évide-amant.
Mais le fait (troublant) est là : de très légères et très floues volutes de vapeur sortent de sa bouche entrouverte.
Sur le moment, je vous répète, je joue mes sens perdants. Mon subconscient se dit : « Tu dérailles de la rétine, gars. » Et puis je regarde plus attentivement, et à force de fixer les augustes lèvres marmoréennes, la conviction devient absolue : Louis XIV respire !
Nous nous approchons de la statue, Antoine et moi l’un portant l’autre. La pelouse trempée de rosée gicle sous mes semelles comme [39] J'allais placer là une comparaison marrante, mais elle serait trop dégueulasse. Après on se fait mal voir des cons et ça vous rend suspect auprès des gens intelligents, car le comble de l'intelligence, c'est d'être bien vu des cons.
…
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