— Quelle Thérèse ? rechigne l’interlophonocuteur.
— Ben, la bonne femme au Polak, quoi !
Sacrée Berthe, Brave Berthe ! Ce toupet ! Cette fougue ! Cette initiative ! Tout à l’arraché ! Te déculotte les maisons les plus hermétiques comme les hommes les plus boutonnés.
Son ton, son assurance, son bébé en imposent. Tout cela sonne vrai !
Le contacteur est interrompu. Je gage que des gens discutaillent à l’intérieur. Et puis il y a un cliquetis, là-bas, dans le jardin. On délourde. On vient aux renseignements. Ils risquent une patrouille jusqu’à la grille, les occupants du Mont Cassino. Ne se mouillent pas au parlophone pour le cas où il s’agirait d’une feinte à julot.
Je me tâte. Comment dois-je comporter ? Neutraliser l’arrivant ?
C’est risqué. On doit observer la grille depuis la boutique. Me planquer et attendre ? D’ac, mais attendre quoi ? T’es au pied du mur, mon San-A, c’est le cas de le dire ou jamais ! Alors prends tes responsabilités, mon père ! Plus le moment de pleurer dans ta soupe. Y a un proverbe qui dit que « l’homme propose mais que Dieu dispose ». Moi, les proverbes, dans l’ensemble je les trouve pommes. Ils embrigadent les gens dans des bons sentiments stéréotypés. Ils sont perfides parce que plaisants, on s’en méfie pas : mieux, on leur fait confiance. Pourtant, certains sont irremplaçables, ainsi de celui que je viens de citer. Combien de fois l’élan carbonise la tactique ! Tu te mijotes un coup. Tu te l’élabores. Et puis au moment de l’accomplir t’as l’inspiration qui chanstique ton programme. Je vois avec les gonzesses, par exemple. Vous prenez rancard à une capricieuse qui capite de la prunelle et dont les ondes de choc vous trémulsent le pendulaire. Parfait. Vous vous préparez au rodéo. Vous lui voulez une belle fiesta, à cette polka. Une joie de vivre belle comme un miroir-soleil. Vous vous dites : « je l’entreprendrai par le bizou vorace, et puis je lui pratiquerai le cerceau en folie, la prise-banane, le cynodrome en délire, la statue équestre, Jehanne au bûcher, Jeannot-boucher, le Nautilus-ne-répond-plus, fume-c’est-du-Stromboli, agace ma gâchette, où-qu’est-passé-mon-pouce, goûte-c’est-pas-des-citrons, le bon magie, le bond des pargnes, vive Popaul, cause-pas-la-bouche-pleine, triste-temps-et-hisse seul, la botte chatée, le chat beauté, le saboté et la salade hongroise ». Seulement, au moment de l’intimité, foin des beaux projets : c’est l’hussard qui s’empare. Vous sautez sur la donzelle comme un cul-de-jatte saute à la corde en revenant de Lourdes. Adieu, vos vaches cochonneries ! Vous suivez la flèche, tout bêtement. Je parle de celle qui vous sort du carquois, mes joyeux tendeurs. Et tout ce que vous lui faites, à la caressante, c’est la séance à papa, celle des samedis soirs.
Idem for me, en cet instant dont on peut dire sans exagération qu’il est critique. Vous allez voir dans bientôt pas longtemps.
Un gus se pointe. L’homme qui m’a parlé au tube, chez le bougne. Je le reconnais à son asthme. On dirait une vieille loco du Far West.
Il s’annonce [36] Habituellement j’ajoute « apostolique », parce que c’est très drôle, mais si on veut espérer un pape français au prochain conclave, faut qu’on commence à baliser, nous autres, les grands écrivains de la fille aînée de l’église.
à la grille. Je ne peux le voir puisque je me tiens hors champ. Mais jouissant d’une ouïe capable de percevoir le soupir d’une mouche en plein orgasme, je l’entends distinctement qui demande :
— Qu’est-ce qui vous prend de sonner chez les gens à pareille heure ! D’abord qui êtes-vous ?
L’aplomb de la morue ! Chapeau !
— Une voisine aux Kelloustik, dit-elle.
— Connais personne de ce nom. Vous êtes seule ?
— Av’qui voudriez-vous que je futasse ? murmure miss Olida.
Méfiant comme un myope qui mangerait du brochet sans ses lunettes, l’homme débride la grille.
Il fait un pas en avant pour mater les azimuts. Ne voyant rien, il s’en permet un autre… Alors là, mes frères, j’opère dans le pur style san-antoniesque. C’est d’une propreté de clinique suisse. Du grand art [37] Je sais des futés qui s'amuseront à faire la liaison !
! Vous avez déjà vu le tigre fondre sur sa proie, le matin, en allant chercher le journal au kiosque du coin ? Vous avez déjà vu fondre Léon Zitrone sous les projecteurs de la téloche ? Vous avez vu fondre vos économies pendant vos vacances ? Vous avez vu fondre la statue de Karl Marx, pendant l’occupation ? Vous avez vu la France fondre en larmes à la mort de ses vieux militaires ?
Tout ça n’est rien à côté de la manière dont je fonds sur le gars Césarin [38] Je lui prête un nom d'emprunt pour le dépanner en attendant que nous soyons présentés.
. J’opère si prestement que j’en suis moi-même baba, au point de me demander si je n’ai pas le don d’ubiquité (entre z’autres).
Je suis toujours accroupi. Le saut du crapaud-buffle ça s’appelle. Il a le canon de mon feu dans le gras du bide. C’est un gars obèse, avec un ventre comme le dôme du Bœing 747 et des bajoues qui font la fesse de douairière.
— Ecoute, Jumbo, je lui susurre. On en est à cinq viandes froides dans ce circus. Si tu ne fais pas exactement ce que je vais te dire, tu nous mèneras droit à la demi-douzaine, compris ?
Son manque total de réaction me semble comporter un début d’acceptation.
— Parfait, dis-je. Fais rentrer la dame au bébé et sois sage.
Sur cette recommandation, je me coule derrière Berthe et me plaque à elle comme s’il s’agissait d’un tronc de baobab ou de fromager géant.
— Ne faites pas de faux mouvement, ma chère, lui coulé-je dans le tiroir à sottises. Avancez d’un pas tranquille, comme l’aurait dû faire Perrette en se rendant à la fruitière.
Un petit rire de poitrail me rend compte de sa jubilation. Nous pénétrons lentement dans la propriété. J’ai l’impression de jouer au cheval de cirque, moi, et d’interpréter — avec brio du reste — la partie postérieure de la bête. On compose un étrange centaure, Berthe et moi. A la fois jument et étalon ! Plus un poulain tout frais comme bouclier… Curieux cortège. Aurons-nous assez déambulé de manière saugrenue au cours de notre misérable vie ! Assez processionné sur les rives foireuses de la destinée. Je marche en contemplant les autres, inconscients, presque tous… Et je me demande où donc ils vont aller mourir, de cette allure nonchalante ou pressée. En quels lieux, dans quels recoins ? Je voudrais qu’on ait un endroit exprès pour ça, nous autres hommes. Une espèce de vaste et sombre tanière où nous irions dégobiller notre dernier soupir. Un immense vestiaire où rendre nos casaques. On se coucherait les uns à côté ou par-dessus les autres. On se dissiperait mollement. On pleuvrait en fine poussière. On se diluerait dans le généreux néant, notre père à tous, qu’il soit en forme de Dieu ou en informe d’absence. Ce serait plus propre. Moins impudique que de crever au pied levé, n’importe où. De s’oublier à mourir, comme un clébard s’oublie à chier. De transmuter, à la vue du monde, les chefs-d’œuvre abîmés que nous sommes en excréments pestilentiels. Oui, on devrait être très sévère avec les morts fortuits. Prendre des mesures draconiennes pour endiguer ce laisser-aller effroyable. Moi, j‘serais quéqu’un au gouvernement, je promulguerais une loi pour interdire aux gens de canner aussi salement qu’ils ont vécu.
Cette réflexion douloureuse me permet la traversée du jardin.
On atteint le petit perron. Gros Nounours continue de nous escorter. Il marche aux côtés de Berthe en traînant la grolle et en soufflant. J’ai idée que s’il maigrissait de cent kilos son asthme irait beaucoup mieux. Vraiment, il ressemble à une sphère. C’est un globe. On pourrait lui tatouer les cinq parties du monde sur la viande. Mais franchement je voudrais pas être à la place de la Terre de feu ni de l’Afrique du Sud !
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