— Mon bon monsieur, soupiré-je, il est arrivé qu’on fusille des morts, mais on n’en a encore jamais guillotiné.
Le mot « mort » le fait se cabrer.
— Comment ça, mort ? il demande.
— Comme ceci ! dis-je en lui désignant son agresseur (devenu sa victime).
Et je songe qu’à partir d’à présent, pour compter les cadavres, je vais devoir changer de main.
Un pêcheur extra-matinal est déjà en train de traquer le goujon-au-mazout lorsqu’on déboule quai du général Foudroyet, à Nogent. La nuit s’éclaircit quelque peu à l’est, ce qui est son droit le plus strict. Un vent léger fait chialer les saules lacrymaux de la berge.
— C’est ici ? questionne Berthy-la-Charbonneuse.
Elle me désigne un grand jardin de quelque quatre mille mètres carrés, au mitan duquel s’élève une villa de meulière pour rentier aisé. Y a de la mosaïque de faïence autour des fenêtres, un paratonnerre (de Brest) sur le toit et des volets de fer bien clos sur toutes les faces de la construction.
Je remise la guindé dans un petit chemin creux qui descend à la Marne. Nulle lumière dans les environs. Tout est calme, paisible infiniment.
— Vous chargez à la baïonnette ? rigole la Truitesse.
— Que non point, ma belle, soupiré-je, car j’ai le sentiment, voire le pressentiment, que cette tranquillité ambiante n’est qu’apparente. Les occupants de cette demeure sont prévenus. Vous pensez bien que cette petite gouape de Naidisse a déjà téléphoné.
— Possible, consent la Bérurière, mais si vous voudriez mon avis, sitôt prévenus, ils ont mis les voiles.
Son avis, à la dévoreuse de bonshommes, je m’assois dessus.
— Restez là et attendez ! enjoins-je. Je vais « en repérage », comme disent les chevaliers de la pellicule.
Mais il suffit d’ordonner pour être désobéi avec Berthy.
— Pas du tout, proteste la Véhémente en jaillissant de la chignole, son moutard toujours dans les bras, je sais que je vous ai indispensable, San-Antonio. Rien ne vaut la jugeote d’une femme équilibrée.
Nous v’là donc à rôdailler autour de la demeure.
— Primo, fais-je, il y a un contacteur électrique tout le long du mur et sur le portail. Vous voyez ce petit fil de cuivre qui serpente au faite de l’enceinte ! Il suffit qu’on s’y appuie pour que le signal d’alarme fonctionne.
J’escalade un arbre opportun [34] C’est l’espèce la plus fréquente. L ’arboribus opportinus pousse sous toutes les latitudes et, qui plus est, sous toutes les longitudes. Il se présente sous des aspects multiples. Ainsi est-il tour à tour platane, conifère, palmier-dattier ou pommier selon les circonstances. Celui que j’escalade ressemble à un salicacée (de luxe).
et, perché en ses plus hautes ramures, je peux m’offrir une vue générale du jardin. Mine de rien, cette modeste propriété est un fortin, mes gamines. Quand le crémier apporte le lait, chaque matin, il ne se gaffe pas qu’il pénètre dans une espèce de ligne Maginot miniature. De faibles lueurs disséminées dans les pelouses me révèlent la présence de cellules photo-électriques. Si bien que le mec ayant pu sauter le mur sans toucher au fil est assuré de se révéler en coupant un rayon, quelque part.
Quant à la crèche elle-même, je suis persuadé qu’elle possède un bon équipement antivol. Décidément, ça se présente mal.
— Eh ben, là-haut, vous faites nid ? grenuleuse la Saucisse.
Quelle chiasse, cette bonne femme ! La voracité personnifiée. Elle n’est que bouche, ventre, bas-ventre, happage ! Elle dévore les nourritures, les hommes, les instants. Se bourre ! Se fait bourrer ! Déglutit ! Assimile ! La vie la dilate comme le gaz enfle une baudruche.
Je lui laisse tomber une œillade meurtrière qui, très vite, s’humanise à la vue du bébé Antoine dormant dans le duvet de sa combinaison. Pauvre bout de chou, inconscient. Porté par la stupide tempête des hommes. Bercé d’une vague à l’autre, il ignore les naufrages.
Moi, juché dans mon feuillage, je me tiens le raisonnement ci-joint. Je me dis, ipso facto et en catimini : « A priori, bambino, ton projet de forcer cette masure doit être renvoyé sine die. Préviens les troupes policières, fais crever la maison et que fiât lux ! In fine, l’ordre prévaudra. Car tu es trop démuni pour donner l’assaut stans pede in uno.
Mais je ne parviens pas à me décider.
L’orgueil, toujours ! Cette soif de la mission accomplie sans participation extérieure. Il a mis le nez dans un vilain pot de chambre, San-A. Il n’aura besoin de personne pour le nettoyer !
Je continue de sonder le grand jardin. Pourquoi me fait-il penser à un cimetière bizarre ? Il est tout en pelouse bien ratissée. Mais une flopée de statues confère à ces lieux une austérité peu compatible avec le style pusillanime de la maison. Imaginez un coin du parc de Versailles où l’on aurait bâti la villa Sam’ Suffit.
Le dénommé Huncoudanlproz doit avoir la marotte de la sculpture, surtout des bustes royaux, à perruques niagaresques car ils pullulent ici. De loin, de haut, je reconnais Quatorze, avec son pif gros comme un flask de bourbon. Quinze, le bien-aimé. Seize, le pauvre chéri dont le buste ressemble toujours à la pièce d’un puzzle. D’autres encore. Des écrivains célèbres : Boileau, La Fontaine (œuvre de Wallace), Corneille (en train de bayer), Molière (déguisé en Robert Manuel), Racine (carré). Un collectionneur, je vous affirme. Faut aimer vivre parmi cette peuplade de marbre. Moi, ça me ficherait le bourdiche de mater ces illustres messieurs blêmes et pétrifiés. Leurs vraies statues c’est leurs œuvres dans ma bibliothèque. Mais des bustes ! Fi donc ! Hou les vilains à tignasse !
Je redégringole aux pieds d’une Berthe grincheuse.
— Vous preniez des jetons, ou quoi t’est-ce ?
— Des jetons d’absence, ricané-je pour ma seule satisfaction. Il n’est pas question d’effractionner cette tirelire.
— Bon, déclare la Pote-en-tas, alors je vas prendre la direction des opérations.
D’une démarche souveraine, elle va à la grille et sonne.
Aussi bête que je vous le dis. C’est une impulsive, la Béruche. Elle détermine rapides, sitôt que ça grince. Hop ! faut que ça pète ou que ça dise pourquoi.
Après tout, hein… Qu’est-ce qu’on risque ?
Toujours à l’avant-garde de la déduction (comme de la séduction, merci, qu’on se le dise, les premières arrivantes seront les premières servies), je me mets à supposer que le coup de carillon doit branlebater la cahute. Surtout s’ils sont sur le qui-meure [35] Parce qu'enfin, être sur le qui-vive, c'est de l'optimisme !
. Ils vont mater à la jumelle marine ou au télescope géant. Et que vont-ils apercevoir, entre les barreaux de la grille ? Une grosse mégère noire de charbon, tenant un bébé dans ses bras. L’insolite de cette visite risque de les amener à ouvrir.
S’ils n’ouvrent pas, j’ameuterai la garde et on jouera l’acte II de Fort Chabrol.
Je me tiens accroupi contre le pilier du portail. Il fait frais. L’air sent la Marne au petit morninge. Des odeurs de limon et de plantes aquatiques…
— Qu’est-ce que c’est ? tonne une voix par le truchement d’un interphone.
C’est inattendu car on ne voit pas la grille de l’appareil. Berthe en a soubresauté de la mamelle.
Seulement c’est une gaillarde qui récupère fissa.
— J’amène Se gamin ! lance-t-elle en soulevant le bébé à bout de bras.
— Quel gamin ? s’informe la voix (haletante).
— Celui de Mâme Thérèse, répond l’O graisse.
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