Je viens d’emboucher le moignon de cigare. Berthe me parle. J’oublie ses paroles. Ne veux considérer de ce moment d’exception que l’essentiel. J’enfonce la touche noire de l’allume-cigare au tableau de bord. Quelques secondes suffisent à porter ses filaments à l’incandescence. Mais le laps de temps habituel s’écoule sans que l’engin fasse entendre son déclic. Probable que le chetar qu’on s’est payé dans l’arbre, tout à l’heure, a détraqué le bidule.
Je mets alors la main à ma poche pour me rabattre sur des alloufs. Et je sors la pochette prélevée sur Manigance. Je gratte une bûchette. La flamme s’épanouit au bout de sa branche, fleur merveilleuse et éphémère.
L’espace d’une seconde, que dis-je ! d’un poil de cul de seconde, je mate le texte réclame écrit sur la pochette d’allumettes. Il ne me bondit pas à pieds joints dans le caberlot. J’avoue : me faut un brin d’instant pour réaliser. Puis je tressaille, ainsi qu’il sied. Je donne le plafonnier. Je lis à œil reposé les lignes imprimées en or sur fond noir.
Quelque chose de chaud, de suave, d’harmonieux, de velouté, d’odorant me pénètre. C’est beau comme du Mozart sur fond de crépuscule au bord d’un lac.
Et puis, comme un bonheur ne vient jamais seul, je déniche un numéro de téléphone écrit à la main sur le volet intérieur de la pochette.
C’est plus fort que moi : j’embrasse Berthe !
Y a des moments, parole, on n’a pas le temps d’être pudique. La pudeur est une manifestation de l’oisiveté. Bien attendu, la Vorace s’y méprend.
— Ah, chéri, bagouille-t-elle [29] Mince, je viens d’inventer le verbe « bagouiller ». Eh ben, si je m’attendais à ça !
, je savais bien que tu y viendrais !
— Je n’y viens pas : je vais y aller, rétorqué-je. Elle continue d’abonder dans le quiproquo.
— On va à l’hôtel ?
— Non, ma belle Hélène à poire majuscule, il ne s’agit pas de polissonneries mais de boulot !
— Encore ! navrance la Dodue.
— Et toujours, terminé-je avec feu, flamme et fougue. Si l’homme met tout son cœur à sa tâche, c’est parce que sa tâche lui tient à cœur, Berthe. Pour un homme, se reposer, c’est faire l’amour, tandis que pour une femme, se reposer c’est ne plus le faire. Là est la différence, ô tendre compagne d’équipée. L’objet de mon exaltation ? Imaginez, ma chère et valeureuse amie, que je viens de découvrir fortuitement la tringle sur laquelle coulissent tous les anneaux du rideau.
Elle n’a pas lu Esope, la Bérurière. Elle fabule mal. Ça se coince dans l’engrenage de son vidéo personnel.
— Qu’entendez-vous par là, Antoine ?
— Brève récapitulation pour les nécessités de l’enchaînement, annoncé-je. Qui fait démarrer toute l’histoire ? Réponse : Rebecca ! A son domicile gît Kelloustik. Elle est la tante du garnement qui a enlevé Mme Pinuche et dont un bouton de blazer servait d’hostie au défunt Polak. Et à l’instant, madame Bérurier, à l’instant je viens de découvrir un lien — ténu sans doute, mais réel — entre elle et le triste Manigance.
— Pas possible ?
— Si. Ça !
— Ceci ?
— C’est ça !
On fait un bruit de scieurs de long dans la forêt viennoise avec nos exclamations.
La Belle de Tabour empare la pochette d’allumettes.
Elle ligote le texte laborieusement. Car les cons ne savent jamais lire vraiment couramment lorsqu’ils sont vraiment cons. Les mots sont des sillons dans lesquels trébuche leur sottise.
— Si vous voulez aller de l’avant, laissez faire Néo.
— Promo, ânonne la nonne bien honnête, 813, avenue Kléber, Paris.
Berthe hoche la tête (son chef étant trop surmené pour être branlé).
— Je pige pas, avoue-t-elle.
— Parce qu’il vous manque un élément, ma tendre camarade : Rebecca travaille à Néo-Promo !
Je renfouille la pochette.
— Si vous voulez aller de l’avant, ricané-je. Tu parles !
Courteline affirmait qu’un ministère est un endroit où ceux qui arrivent en retard croisent dans l’escalier ceux qui partent en avance.
Je lui emboîterais volontiers la plume pour ajouter que Paris est une ville où on peut quitter les bistrots qui ferment pour pénétrer dans ceux qui ouvrent.
Ainsi ai-je la chance de dégauchir, bien qu’il soit quatre plombes of the mat, un troquet minuscule animé par un bougnat ultra-matinal et intensément moustachu. C’est le café-charbon de jadis, en voie de disparition. Faut venir dans le Marais pour dénicher les ultimes. La façade est étroite, d’un brun presque noir, avec des vitres dépolies ornées d’arabesques romantiques. A l’intérieur on découvre un rade en zinc (et non un zinc en rade), des paquets de bois ligotés avec du fil de fer, un poêle rougeoyant, un plancher disjoint, une trappe de cave et des calendriers-réclames vantant des apéritifs qu’on ne trouve plus qu’au musée de l’Ivrognerie.
Ça renifle le boulet Bernât et le café confectionné à la cafetière réversible (forme suprême du modernisme dans ce genre d’endroit).
Le taulier nous mate d’un regard soucieux. Il porte une veste de coutil noir et une casquette et il est bien entendu que pour lui, bien qu’il vive à Paris depuis cinquante ans, Saint-Flour est la véritable capitale de la France.
— Deux jus, patron ! Des grands…
Le téléphone est accroché au mur, entre le renfoncement où s’amoncellent les paquets de charbon de bois et le placard servant de cuisine. Des annuaires loqueteux sont empilés sur une table, au-dessus du poste, en un équilibre précaire, qui n’est guère assuré que grâce à l’esprit coopératif des araignées.
Je choisis l’exemplaire où la classification s’opère par numéros (les plus rares). Et je cherche l’abonné correspondant à celui noté sur la pochette d’alloufs. Un jeu d’enfant.
« Just Huncoudanlproz », lis-je mezza voce et in petto, 16, quai du Général Foudroyet, Nogent-sur-Marne.
Le nom ne m’apprend rien.
Le bougne nous aligne deux tasses ébréchées dans lesquelles il verse un caoua plus parfumé que le Brésil. Il y jette deux sucres, comme à un Médor, plante des cuillers en alliage désargenté dans le breuvage, après quoi il crache dans la sciure du parquet et brouille ses éventuels bacilles d’une semelle stérilisante.
— Essayez voir un peu d’occuper le taulier, ma chère ! soufflé-je à Berthe, en même temps que sur ma tasse brûlante.
Faut rendre à César ce qui appartient à Pompée ; Berthe se montre auxiliaire de valeur. Toujours à la pointe de l’action, la chérie. Déclenchant des coups de main d’envergure dès que l’ordre lui en est donné.
— Patron, roucoule la Vachasse, vous avez des pipiroumes ?
Le bougne qui se servait un calva (on peut-être farouchement auvergnat sans pour autant dédaigner les produits normands) renifle des hypothèses.
— Des quoi donc ? bougonne-t-il à l’extrémité de sa méditation.
— Des walter-clozèdes, traduit ma compagne.
— En somme, vous voulez dire des chiottes ? synonyme le digne enfant du Cantal.
— Positivement, confirme Berthy.
Le bistrotier réfléchit un instant, comme si on lui parlait d’un lieu où il n’aurait plus eu l’occasion de se rendre depuis la guerre et dont l’itinéraire à suivre pour s’y rendre serait enfoui dans sa mémoire. A la fin il décroche un os à mœlle qu’une forte corde unit à une forte clé.
— Voilà, dit-il. Quand vous sortez, tournez à gauche. Allez jusqu’à l’impasse d’à côté. Pour lors, vous entrez dans la première maison à gauche. Au fond de la cour y a des voitures à bras. Derrière se trouve la porte d’un n’hangar. Vous ouvrez l’hangar avec c’te clé. Le bitougnot électrique est à gauche. Au fond de l’hangar vous apercevrez la porte des chiottes, vous pouvez pas vous tromper, on a peint un « M » à l’envers et un « C » dessus et un de mes anciens commis qu’avait des dons a dessiné une grosse paire de miches en train de bien faire. Surtout oubliez pas d’éteindre en repartant !
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