— Ça lui apprendra à vivre ! déclare-t-il en guise d'oraison funèbre.
Je reborde sur Béni. Curtis est déjà aux commandes et le moteur vrombit. Les larges pales de l'hélicoptère couchent les herbes et font frissonner les cheveux d'Olga. L'appareil se dandine, puis s'élève. Des balles crépitent depuis le camp. Quelques-unes traversent le fuselage, mais sans nous atteindre. Avec une sûreté réconfortante, Curt pique sur la jungle. La lune, un instant dégagée, fait galoper l’ombre de notre zinzin sur les frondaisons vert clair.
Le nez collé à un hublot, Béru fait adieu de la main aux menues silhouettes qui fourmillent dans les lumières du camp.
— Bons baisers, caresses aux enfants, leur dit-il, on vous enverra des cartes postales.
Je me penche sur le type aux lunettes. Il est clamsé. Comme un mort n'a jamais eu besoin de bésicles, fussent-elles munies de verres teintés, j'arrache les siennes. Cette fois, je suis absolument certain de connaître l'homme. Mais je ne parviens pas à le localiser exactement dans mes souvenirs. Ce que je sais, par contre, c'est que nos relations furent brèves et récentes et que… Sapristi !
— Béru ! appelé-je.
Je lui montre le défunt. Le Mastar s'écarquille les vasistas au point qu'on pourrait apercevoir le fond de son slip si celui-là était clair.
— Mais, je rêve, dit-il.
— Non, Gros.
— C'est l'officier amerloque dont avec lequel je m'ai chicorné hier dans les rues de Saigon ?
— En chair et en os, sinon en vie, mon pote !
— Alors c'était un espion, lui aussi.
— Il devait déjà nous filer le train en accord avec Olga. Ah, nous étions drôlement mitonnés, mon pote !
— Quelle histoire ! soupire le Gros. Mais enfin on a pu se tirer les nougats de la taupinière. Et en somme, on a réussi la mission dont tu nous avais confiée, puisque l'ami Curtis est lui aussi saint et chauve.
Curt reprend du poil de la bestiole, moi je vous l'annonce.
— Et tu en déduis que je joue un double jeu, Tony ?
— Cela venant s'ajouter au reste, avoue qu'il y a de quoi être troublé.
— Qu'appelles-tu le reste ?
— Bédame, ta condamnation à mort. Les Ricains ne sont pas des gamins. S'ils décident de fusiller un de leurs plus brillants officiers, c'est parce qu'ils ont réuni suffisamment de preuves contre lui. Au début, j'ai joué l'erreur judiciaire avec ta soi-disant lettre que ta soi-disant femme me brandissait en sanglotant. Mais…
Il pilote calmement. Sa barbe a poussé. Il se dégage de toute sa personne un je ne sais quoi de sauvage et de romantique qui surprend, trouble et inquiète.
— Je t'aime fils, Tony ! dit-il sans me regarder, je ne réponds pas, il ajoute : — Aussi, ça me fait de la peine, la façon dont tu as été empaillé en beauté…
— C'est-à-dire, articulé-je avec la bouche plus sèche qu'une pierre à aiguiser perdue en plein Sahara.
— Tu as gobé tous les bobards, depuis l’histoire de ma fausse épouse jusqu'à maintenant, où, tu estimes que le mort qui nous accompagne est un espion russe.
Il rit. Pas méchamment, mais avec amusement ; comme on rit en voyant qu'un ami ne parvient pas à trouver la devinette qu'on lui a posée.
— Parce que, grogne Béru qui écoute à l'arrière, le gus que j'ai tabassé ne nous surveillait pas, peut-être ?
— Je suppose que si.
— Eh bien alors ?
— Alors, il se trouve que cet homme est un officier des services de renseignements américains…
Là, je titube du cervelet, les gars ! Je me demande si les émotions, la détention, les sévices n'ont pas fêlé le cabèrluche de mon ami Curt Curtis. Faut croire que Bibendum est du même avis puisqu'il me demande en se taquant le chambranle :
— Dis, San-A., il a coulé une bielle, ton amigos. Ce mec eusse dirigé le comité de ramoné des Sovietcongs s'il aurait été Ricain ?
— Les Français sont tellement cartésiens qu'ils en deviennent crédules, affirme sentencieusement notre pilote. Le réalisme est le meilleur support de l'illusion !
— Oh ! Oh ! Oublie-nous avec tes récitations, mon pote, s'emporte Bérurier, et interprète-nous l'air de la Vérité, tu veux ?
— D'accord, mon pote ! répond Curtis amusé, en imitant l'accent grasseyant de Bérurier.
Il murmure :
— Moi, officier américain, je me trouve brusquement convaincu de trahison. Le haut état-major sait qu'une vaste association communiste noyaute l'armée qui se pose des questions à propos de la guerre au Vietnam. Pas de doute : j'appartiens à cette organisation. On me questionne, on m'applique le troisième degré. Ce qu'on voudrait savoir ? Les ramifications de ce réseau qui ronge les forces américaines comme le ver ronge le fruit, de l'intérieur… Malgré toutes les pressions, je garde le silence. Mon affaire a fait scandale, on doit me juger, me condamner à mort et me fusiller. Il leur est impossible de ne pas agir ainsi. C'est alors que les services secrets américains ont une idée géniale, géniale !
— Ta gueule, Curt, j'ai compris, aboyé-je.
Il a un hochement de tête :
— Ah ! Tout de même !
— Olga est une espionne américaine et nous venons de nous échapper d'un camp U.S., n'est ce pas ?
— Très exactement, Tony.
Ça bourdonne dans ma tronche. Je vous jure que j'ai réellement des vapes, mes poulettes bleues. Pour un peu, je partirais dans la purée d'andouille. Moi, San-A., j'ai massacré des Amerloques ! Je pige la démarche incroyable de cette infernale affaire.
— Si t'as compris, file-moi z'en une assiettée, supplie le Gros.
— Leur dernière chance, murmuré-je, c'était de te faire évader. Seulement, il fallait que tu sois arraché à la mort par un homme en qui tu avais toute confiance.
— Juste !
— Ils ont enquêté sur ton passé, et ils y ont trouvé notre amitié. Ils ont su que tu m'avais sauvé la vie. Moi, San-A., pas manchot des méninges et d'espèce plutôt courageuse, j'étais le mec idéal pour ce genre d'exploit.
— La preuve, Tony, la preuve…
— On m'a fait le coup de la presque veuve éplorée. C'était la première partie de l'opération jusqu'à l'évasion. Seulement après, comme on risquait de piger l'astuce, ils nous ont fait croire à tous les deux que c'était un coup monté par les Russes. Ils espéraient que tu t'indignerais et que tu clamerais bien haut ta loyauté à la cause des Rouges…
— Évidemment.
— Ou bien que tu te confierais à moi, ton ami qui venais de te donner une preuve de reconnaissance… Alors, ils nous ont emmenés dans un camp où l'on entraine les soldats pour les conditionner au cas où ils tomberaient dans les pattes des Vietcongs ? Tout y est conforme aux vrais camps nordistes ?
— Eh bien voilà, dit Curtis, tu vois bien qu'en sollicitant tes méninges, tu arrives à la vérité, Tony.
— Bouge pas, Curtis, comment se fait-il que tu n'aies pas été dupe ? Le potage était pourtant magistralement présenté !
— Tu parles ! Un vrai film de feu Cecil B. de Mille… Seulement, il y avait un os, San A.
— Lequel ?
— Ils ont cru que j'étais un agent de cette fameuse organisation communiste…
Je respire.
— Et c'est faux ? croassé-je.
— Entièrement, Tony. Je ne suis pas un agent de l'organisation, j'en suis le chef !
Il y a une vieille chanson française, couenne à bouffer de la bitte d'amarrage, qui dit comme ça que lorsqu'on morfle une cheminée sur la bouille y avait qu'à passer sur le trottoir d'en face.
Moi, je chope une cheminée d'usine sur la cafetière, mes amis. Et tout en dégustant, je me dis que j'aurais vachement mieux fait de passer sur l'autre trottoir en effet.
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