J'y arrive pas, j'en oublie toujours… Je me dis, toutes ces rutilantes blondes, ces pétulantes rousses, ces brunes ardentes ; que deviennent-elles ? J'entends pour celles qui n'ont pas été déguisées en cadavre pendant les délicates opérations… il y a quelques fois, je me réponds la même chose : des mémés. Elles sont en train de se ranger des voitures, de choper du carat et de l'embonpoint malgré leurs masseurs et leurs régimes. Elles font des gosses, parce qu'une bonne femme, c'est malgré tout son destin d'en avoir et son aspiration profonde organique. Elles prennent des maris. Elles mollissent dans le bien-être bourgeois. La bourgeoisie, c'est la seule ambition réelle ici-bas : on la décrie, on la vilipende, on la moque, on la hait, on la rejette, mais tous, regardez-les, ils la veulent. Ils bataillent pour l'acquérir. Ça commence par la bagnole et la téloche, ça continue par les sports d'hiver (ou les sports divers).
La réelle promotion sociale se marque avant tout par la guenille, les gars, n'oubliez jamais ça.
Le vrai tournant de l'existence est indiqué par le homard et le caviar, Il y a la vie avant la tortore chez Point, à Beaumanière, à la Tour d'Argent, au Grand Véfour ou chez Caméra, et la vie après.
Donc, nous avançons prudemment, en file. Nous évitons l’esplanade qui est éclairée par le faisceau puissant de deux projecteurs.
Un groupe de Soviet-congs ayant à sa tête l’homme aux lunettes noires et au sparadrap entourent notre coucou. Ils y montent une garde vigilante. J'enrage de voir que nos desseins ont été, sinon prévus, du moins envisagés. Je stoppe la caravane d'un geste et nous délibérons.
— Votre avis, docteur ? soupire le Gros, c'est grave, n'est-ce pas ?
Il dénombre les assiégeants de l'hélicoptère.
— Ils sont huit, fait-il, c'est un peu beaucoup, non ? On essaie de se les payer depuis ici, vu qu'on est dans l'ombre, et eux dans la lumière ?
— Non, décidé-je. Dès que nous ouvririons le feu, ils grimperaient dans le zinc et on serait marron.
— Alors ?
Je me prends à part pour la grande réflexion déterminante. S'agit pas de perdre les pédales, mes loufes. La vue du bel appareil illuminé comme dans une vitrine me galvanise : Je me sens déjà dedans. J'ai envie de liberté. Ça me botte, la perspective de ramener ma peau dans notre pavillon de Saint-Cloud.
— Ecoutez, leur dis-je, on va tenter le coup de la manière suivante : Curt et moi, nous allons marcher droit à eux en compagnie d'Olga. En voyant notre belle amie, ils n'auront pas tout de suite la puce à' l'oreille. Toi, Gros, ta silhouette est trop reconnaissable, tu vas rester ici.
— Mais…, proteste le Bêlant.
— La boucle !
Je prends la mitraillette qu'il a conservée malgré son flingue.
— Ta seringue me sera plus utile que mon fusil. Dès que nous serons à bonne distance, on ouvrira les hostilités. Au premier coup de pétoire, tu tireras dans les projecteurs, O.K. ?
— Beaux cartons en perspective, apprécie le Dodu.
— Une fois les talbombes éteintes, tu fonceras à l'appareil. Toi, Curt, tu te tiendras derrière Olga, elle te servira de bouclier car tu ne peux pas te permettre d'être blessé étant donné que toi seul peux piloter le zinc, S'il t'arrivait un pastis quelconque, on serait tous hourras, donc fais gaffe à ta santé. Quant à vous, Olga, soyez docile et n'essayez pas le moindre coup d'arnaque sinon vous ne feriez pas trois pas avant d'être morte. Maintenant allons-y.
Et l'on s'avance dans la lumière. Je suis toujours au côté de la jeune femme. Curtis marche derrière elle. Je sais que l'opération est plus que périlleuse car, en pleine lumière, nous ne pouvons guère faire longtemps illusion et il est visible que nous ne portons pas d'uniformes.
Une cinquantaine de mètres nous séparent de l'hélicoptère. Je tiens ma mitraillette sous le bras, prêt à arroser. Mais m'en laisseront-ils le temps ?
Nous avançons néanmoins d'une démarche assurée. Je me dis qu'à tout bout de champ, une balle bien placée peut faire culbuter votre cher San-A au pays des ectoplasmes. Comme ce serait dommage ! Dites, vous vous rendez compte d'une perte ? Toutes ces aventures encore à vivre ! Tout ce papier à noircir ! Tous ces impôts à payer ! Ni la police, ni la littérature, ni les Finances ne s'en remettraient. Alors, haut les cœurs et bas les pattes ! Sors ton grand jeu diabolique, San-A. fais-leur z'y voir, aux copains, que tu n'as pas du sang de lapin !
On marche ! Je me dis que des gars qui viennent à vous de ce pas décidé, avec une amie de la maison, ne peuvent pas inspirer la défiance. Ils sont huit, magnifiquement groupés ! C'est un lot, c'est une affaire ! Dans un éclair, je me dis que c'est vache de défourailler sur ces hommes dont les problèmes ne me concernent pas directement. Pour une fois que notre pays ne se fout pas le nez dans un guêpier, faut que le San-A. lui déclare la guerre à lui tout seul ! Mort de mes os, quelle pétaudière ! Plus que vingt mètres. C'est alors que le zig aux lunettes noires s'avise de notre arrivée. Il s'adresse à Olga en anglais.
— Qu'est-ce que c'est, baby ? lui demandent-il.
Je souffle à l'oreille de la môme :
— Dites-lui n'importe quoi de rassurant !
— Vous avez trouvé quelque chose ? demande ma compagne d'une voix neutre.
— Non, rien, ces salopards ont dû gagner la brousse…
On a profité du dialogue pour presser le pas. Nous ne sommes plus qu'a dix mètres du groupe. Et voilà que le sparadrapeux me retapisse. Vous savez, mes choucardes, il faut dire aussi qu'en pleine lumière, San-Antonio, fût-il futile et affublé d’un casque ne passe longtemps pour un Vietnamien.
— Nom de D… ! s'écrie l'homme aux lunettes noires en anglais et en trépignant, c'est eux ! Tirez !
— Non ! hurle Olga.
Y’a une période indécise dans le groupe adverse, période au cours de laquelle les bonshommes se demandent ce qui se passe, et ceux qui ont pigé, ce qu'ils doivent faire. Alors, moi vous me connaissez ? Quand ma conscience se fait tirer l'oreille, c'est mon instinct qui prend la barre. Je me laisse tomber à genoux et j'arrose. Oh ! ce coup d'épousseteuse, ma doué ! D'un seul coup d'un seul, voilà cinq mecs au gazon. Il y en a un qui se taille en courant, blessé quelque part, et les lunettes noires avec le huitième, qui dégaine leur parabellum.
Je m'aperçois que, dans mon souci de bien faire, j'ai brûlé toutes mes allumettes. Pour allumer le solde il va falloir tirer au fusil. Seulement, la manœuvre consistant à troquer ma Thompson contre mon Lebel va prendre un temps fatal, voilà ce que je me dis à une vitesse supersonique. Heureusement, Curtis qui se tenait prêt vient de défourailler sur le dernier soldat valide. Cézigue s'allonge pour voir s'il ne trouverait pas un trèfle à quatre feuilles car il a un urgent besoin de chance. Hélas ! pour lui, le Gros opère son numéro de cirrus et pan pan, les deux projecteurs restituent à la nuit la totalité de ses droits. Pour le coup, le sparadrapeux crache ses valdas au jugé, mais lorsqu'on vient d'abandonner l'intense lumière des projecteurs pour la timide loupiote de la lune ennuagée on ne peut prétendre faire la nique à Buffalo Bill. Sa quincaille part à dache, et il saute dans le zoziau pour essayer de gagner du temps en s'y barricadant. L'alerte vient d'être donnée et, croyez-moi, si on ne décolle pas tout de suite et même plus vite que ça, on risque fort d'effacer un sacré tir de barrage.
L'homme aux lunettes essaie de refermer la lourde. Il pèse de toutes ses forces sur le panneau. S'il arrive à assurer le système intérieur, c'en est fait de nos projets. Pas de ça, Lisette. J'appuie le canon du colt contre la portière et je pruneaute. Pour le coup, le champion de la tortore acoustico-visuelle cesse de résister et nous grimpons à bord. C'est le moment que choisit Olga pour nous fausser compagnie. Mais vraiment, elle est mal inspirée, car le Gros qui s'annonce lui fracasse la tête d'un formidable coup de crosse avant de grimper à bord.
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