Comment feriez-vous, vous autres, pour prendre d'assaut ce bastion ? Pas commode. Si je pouvais défourailler, en quatre pralines je me paierais les gardes, seulement ce serait du suicide. Autant tirer illico un feu d'artifice. Alors ? Alors San-Antonio farfouille dans sa giberne pour trouver une boîte d'astuces. Je me plaque contre le mur et, du doigt, je gratouille le grillage en imitant le cri du caméléon en rut. Je vois que les deux joueurs de cartes tendent l'oreille. Je répète mon manège de façon à leur faire accroire qu'une bête veut pénétrer chez eux. L'un d'eux finit par poser ses brèmes et radine aux nouvelles. Je me jette en arrière, la crosse de mon flingue haut levée. L'homme défait le crochet de la lourde et passe la tête à l'extérieur. C'est sa fête ! Ah ! les jolies vacances, merci papa, merci maman. Il efface un de ces coups de buis qui comptent dans la calcification d'un crâne ! Le v'là par terre. Je ne perds pas de temps à le compter dix ou à prendre sa température. En trois bonds j'arrive à la table où le second batteur de cartons attend en matant à la sauvette le jeu de son adversaire. C'est pas joli de tricher. Je le lui fais comprendre en lui balancetiquant un nouveau coup de crosse en pleine poire. Il a le portrait qui se modifie instantanément. Ça se tuméfie, ça violit, ça pisse le sang. Zozo-la-belote est groggy. Mais le plus rigolard, mes chéris, c'est que j'ai agi avec une telle célérité que les deux autres soldats dorment toujours à poings fermés. Ne jamais frapper un ennemi endormi. Le paragraphe 34 bis du manuel du parfait homme d'action est formel sur ce chapitre. Je m'approche donc du premier dormeur et le secoue. Le gars se dresse, le regard passé au laminoir. Je le rendors d'une manchette formide sous la mâchoire. Ça fait craquer sa mâture et il s'abat (comme un samedi juif) sur son plume. Même régime pour le second julot. De la crème, mes fils ! Du billard (japonais) ! Tel que je suis parti, si on me laissait faire, je gagnerais la guerre à moi tout seul.
Cette fois, il s'agit de se remuer le prose. Verrou ! Re-verrou ! Clé ! Gonds ! Ça grince ! Bonsoir messieurs ! Ils sont là, tous les deux, Béru et Curt. Assis tristement sur leurs dodos. Pâles, cernés, affaiblis, anxieux. Je pose un doigt sur mes lèvres, biscotte les appareils perfides qui moulinent leur converse et je leur fais signe de me suivre. vous parlez qu'ils se le font pas répéter deux fois, ni en braille, ni en hindoustani.
Ils se pointent dans le poste de garde et je désigne à chacun d'eux le râtelier d'armes. Faut les voir sauter dessus comme la chetouille sur un équipage de Marines. Béru se saisit d'une mitraillette et Curtis d'un colt grandeur nature. Tout de suite on se sent moins seul. Vous ne pouvez pas savoir comme, dans certaines circonstances, ça tient compagnie, des appareils à distribuer les tranquillisants définitifs.
— Bravo, mec, déclare le Gros, radieux, je te vote les félicitations du jury à l'unanimité.
J'enregistre l'hommage, mais la tâche qui nous attend est ardue, car il s'agit maintenant de filer d'ici et de traverser la jungle. J'ai de plus en plus l'estomac dans les talons. Je sens venir le moment où mes jambes vont composer un « x » parfait. Bast, comme on disait au siècle dernier, je m'alimenterai plus tard. Le véritable homme d'action ne doit pas avoir de ces soucis, ou alors ceux-ci sont des cadets.
Avant de vider les lieux, j'hésite à enfermer les quatre gardes estourbis dans la geôle. Mais je décide qu'à cause des micros dont celle-ci est truffée cela ne servirait de rien car ils pourraient aussi bien donner l'alerte. Ce qu'il faut, c'est gerber en vitesse, sans trop se préoccuper du temps qu'il va faire.
— Je vais marcher devant, fais-je à mes amis. Vous autres, imitez-moi en tous points. Il s'agit de franchir un cordon de factionnaires. J'en ai assaisonné un, et c'est par la même brèche qu'il nous faut filer.
Silencieux comme des ombres (oh, la belle métaphore) nous rebroussons à trois le chemin que j'ai emprunté seul (faut avoir opinion sur rue pour se permettre de telles tournures de phrases, non ?). Nous- marchons, courbés en deux, dans les zones obscures. Il y en a de plus en plus, vu que des nuages s'accumulussent devant la lune. Je me repère dans le camp, zigzague entre les bâtiments, cours d'un arbre à l'autre, surveille le comportement de mes deux lascars.
Tout fonctionne bien, mais voilà-t-il pas qu'une sirène se met à ululer comme une perdue dans le silence nocturne ! On dirait une corne de brume. Elle parle du nez ! Son grand cri geignard et féroce s'enfle, s'enfle, balayant le sommeil, secouant la léthargie ambiante, faisant se multiplier les lumières.
— Hé, Gars, me chuchote le Gros, t'as pas l'impression qu'on l'a dans le…
Je n'entends pas la fin de sa phrase, biscotte une recrudescence de la sirène, et je ne saurai jamais ce dont parlait Béru, ni ce où donc on devait l'avoir.
Quand j'étais chiare, je donnais toujours mes sucres d'orge aux copains, ce qui faisait dire à mon entourage que j'étais « trop gentil » et qu'un jour « ça me perdrait ».
M'est bien avis, les z'enfants, que ce jour funeste est arrivé. Si j'avais buté les gardes au lieu de seulement leur colmater les chicots à la crème de marron, je n'en serais pas là. Ça nous aurait laissé le temps de nous carapater et on jouirait d'une vue imprenable sur l'avenir. Au lieu de ça, on a, comme qui dirait, notre date de naissance et notre date de décès qui sont en train de joindre les deux bouts.
Ils avaient pas dû se gaver de somnifère, les habitants du camp, car en moins d'un et demi, tout le monde est sur le pied de guérilla. Ça fourmille sec, d'un bord à l'autre de la coquette station balnéaire. Je me dis que si on ne tente pas un dernier « petit-quéque-chose », on va avoir droit à la retraite d'escadre aussi sec et donner de quoi se goinfrer aux asticots vietnamiens. Bye bye tout le monde. Fallait bien que ça arrive. Je sais que je ne regrette rien : ce que j'ai vécu m'a suffi pour comprendre que l'homme n'est pas un loup pour l'homme, mais seulement une illusion. Les autres, ça n'existe pas. C'est une impression que chacun a, et qu'il entretient pour se sentir moins seul. Un champignon sur du fumier, chaque homme. Qu'est-ce que c'est qu'un champignon ? Un végétal sans chlorophylle ; nu, oui !
N'importe, il faut lutter, pour le sport. On va se laisser faire le coup du berger, comme aux échecs, sans réagir, sans déplacer ses pions, des foie ! Béru c'est ma tour, Curtis, mon dingue, et moi je suis la reine des pommes. Avec trois pièce aussi maîtresses, on n'a pas le droit de se laisser bloquer le barbu sans se rebiffer.
Pour l'instant, nous nous trouvons contre un baraquement. D'un signe j'intime à mes compagnons l'ordre de se coucher.
Ils m'obéissent. La porte du gai logis s'ouvre au même instant. Un grand rectangle de lumière orangée tombe sur le sol et la silhouette de la môme Olga se découpe dans l'encadrement. Rigolard, tout de même, que nous nous trouvassions pile devant sa cambuse ! La môme a enfilé une robe de chambre blanche à rayures saumon, en tissu-éponge, ses magnifiques cheveux sont liés par un large ruban blanc. Elle s'élance hors de sa crèche vers une zone éclairée où des militaires vietcongs s'affairent. La môme s'adresse à eux en anglais et leur demande ce qui se passe. Un zigoto au parler nasillard lui répond que les deux autres prisonniers viennent de s'évader. Moi, vous me connaissez ? Je sais prendre le temps comme il vient, les femmes par où ça leur fait plaisir, et la chance par les cheveux. Je calcule que notre seule possibilité de ne pas être gueulés au murs de la battue qui se prépare, c'est de nous planquer à l'intérieur des bâtiments, puisque c'est à l'extérieur qu'on va nous courser. Un nouveau petit signe à mes coéquipiers pour les alerter et, plus furtif que le lézard des ambles, je me faufile dans le cabanement de Mam'zelle Olga. L'honorable Alexandre-Benoît Bérurier et son camarade de détention m'imitent. Nous voici donc dans une espèce de maisonnette préfabriquée qui, comme la prison (tous les locaux sont bâtis sur le même mot d'aile) comporte deux pièces. La première — qui est aussi la plus grande — sert de salon-kitchenette, la deuxième — qui est de surcroît la seconde — de chambre à coucher (et de chambre à accoucher lorsqu'on l'utilise dans une maternité). Je m’y précipite de ma démarche otarienne.
Читать дальше