— Portait au moment de sa mort un costume prince-de-galles, une chemise pervenche et une cravate tricotée noire… Chaussures en veau crispé…
— Merci, mes enfants, pour une première prise de contact, ça n’est pas mal.
Nous nous arrêtons pour croquer dans l’aimable routier où, la veille, Béru a pris le strabisme de la bonne pour une marque d’intérêt à son égard.
Lachaud et moi, on se commande une saucisse aux lentilles, et on réclame une purée très fluide avec une paille pour Müller.
CHAPITRE VIII
Dans lequel j’essaie de dresser un plan de campagne
Je me tiens dans la salle des sommiers, là où sont collationnés les pedigrees des malfrats et les fiches signalétiques des personnes disparues.
Au fur et à mesure que me parviennent les détails arrachés aux squelettes par les gnaces du labo, j’oriente mes recherches. Des tas de gens disparaissent chaque année sans laisser de traces, et pour un assez fort pourcentage, ne font jamais plus surface que ça soit mort ou vivant. Mais le contraire est très rare. Si l’on a souvent du mal à récupérer un disparu, par contre on finit toujours par cloquer une étiquette sur des restes. Or je me prends les nougats dans la cravate, ici, car j’ai beau passer au crible les ceuss qui ont mis les voiles, je n’arrive pas à situer les locataires à Pinuche dans le lot.
Au bout de deux plombes pendant lesquelles j’ai épluché plusieurs centaines de fiches, en compagnie de l’archiviste, je me retrouve groggy avec mes deux lascars sur les bras. D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Mystère et boule de gomme. Vous pensez peut-être qu’au lieu de m’esquinter les loupiotes je ferais mieux de rendre visite aux gens qui ont créché dans la datcha du croulant Pinusky ? Hein, avouez, bande d’iconolâtres, que mon piétinisme vous surprend ? Tenez, malgré que vous en trimbaliez un paquet épais comme un matelas Simmons, je vais vous affranchir, bien que je n’aie pas de comptes à vous rendre ! Voyez-vous, un proverbe gondolien (capitale Gondolo) affirme qu’on ne doit pas s’embarquer sans biscuits. Il a raison. Ceux qui ont eu le malheur de partir sans biscuits n’ont jamais fait leur petit-beurre ! Vous me voyez, débarquant chez ces gens, le bada à la pogne, très « quêteur pour les hautes œuvres de la paroisse » et demandant poliment : « Mande pardon, m’sieurs dames, vous n’auriez pas paumé deux cadavres par hasard ? »
Tandis que si, dûment affranchi, j’y vais d’un suave : « Que sont devenus Mme Dugland et M. Chprountz qui comptèrent parmi vos invités à votre soirée du tant ? », alors là, je fous la variole dans le chantier, vous comprenez ? Et comme San-Antonio a un œil qui vaut toutes les pellicules ultrasensibles, j’enregistre les tressaillements, les battements de paupières et autres rougeurs ou pâleurs symptomatiques.
Bon, je veux pas vous donner de cours de police par correspondance, mais ceci devait être dit et ça l’a été dans un style qui n’est pas près d’être égalé. Je pense que vous êtes au moins d’accord sur ce point ! Moi, j’ai le style naturel, ça ne s’explique pas. Ça dégouline de ma plume comme lorsque vous ouvrez le robinet de votre lavabo. L’autre jour (permettez que je fasse une petite digression ? Et si vous ne permettez pas allez vous faire admettre chez les Grecs), l’autre jour, disais-je, je ligotais une interview de M. Raymond Queneau, de l’académie Goncourt, dans laquelle ce membre actif de la célèbre assemblée affirmait qu’il lui fallait sept berges pour écrire un bouquin. Sept berges, vous mordez ? Le temps que met un président de la République pour virer sa cuti ! Paraît, affirme M. Queneau, qu’on peut rien pondre d’éternel en moins de temps et que les navetons qui accouchent plus vite ne produisent que des trucs rachitiques dont la postérité ne veut pas entendre causer. Sept ans ! Un marbrier aurait le temps de l’écrire dans le dur, son livre !
Y doit y avoir de la moisissure dans les points-virgules et des champignons après les imparfaits du sub. Sept piges ! Les passés composés se décomposent à ce rythme-là, non ? Les accords se désaccordent et quant aux participes, ils participent plus à grand-chose ! Enfin c’est mon avis. Je peux me gourer, remarquez ! P’t-être qu’on a intérêt à tremper sa plume dans un sarcophage, après tout ! Mais alors les tirages c’est plus des tirages, c’est de la combustion lente kif-kif les poêles Godin. Et puis d’abord, la postérité ça veut dire quoi ? Tenez, tout à fait entre nous et M. Queneau, je peux vous annoncer que si j’avais été le contemporain des mecs aux grands tifs (voir Racine et consorts) on trouverait mes morcifs choisis dans les écoles. Notez qu’on trouve aussi mes bouquins dans les écoles, seulement les petits potes qui me compulsent morflent deux heures de colle quand ils se font poirer avec mes chefs-d’œuvre, alors qu’autrement on leur disséquerait ma prose pour en dévoiler le mécanisme génial. Manque d’opportunité, quoi ! Peu importe. Quand on a son blaze sur une plaque de rue, on l’a aussi sur une pierre tombale et ça fait moins gai. Alors, mes morceaux choisis, tout compte fait, je les sélectionne moi-même et c’est de préférence à des mains féminines que je les confie.
Mais opérons, si vous le voulez bien, un retour aux sources. Je disais donc qu’avant de monter à l’assaut je voulais des munitions, ce qui est logique vu que je ne joue pas à la guerre de 39–40. Par munitions, j’entends l’identité des deux paquets d’os découverts dans la gentilhommière du chef Pinuchet.
Je m’assieds à un minuscule burlingue taché d’encres variées sur lequel un farceur qui n’est pas Béru puisque l’orthographe est correcte a écrit : « Le Vieux est une salope. »
Vous allez trouver que nous sommes irrévérencieux envers nos supérieurs hiérarchiques dans la rousse, mais je vous ferai remarquer qu’en tout cas nous avons le jugement assez sain.
Je ligote la note signalétique de M. et Mme Squelette. Je la sais par cœur, mais rien ne remplace, je vous l’ai dit plus haut, l’efficacité d’un texte :
1. La mort de l’homme remonte à environ deux ans.
2. Celle de la femme serait quasi récente, mais à cause de cette damnée chaux vive on ne peut préciser.
3. L’homme mesurait 1,78 m. Il avait de larges épaules, les pouces très élargis à leur partie supérieure. Sans doute son front était-il dégarni. Cheveux soyeux, tirant sur le blond. Donc, les yeux clairs selon toute vraisemblance. Cause de la mort : coup de revolver dans la nuque. Était vêtu d’un costume prince-de-galles en tissu anglais (label du tailleur ôté). Poids approximatif 75 kg. Portait une alliance d’or suisse sans gravure. Nez aquilin.
4. La femme mesurait 1,55 m. Était âgée d’environ vingt-cinq ans. Châtain, plutôt foncé. Cause de la mort : indéfinie, aucune trace de blessure n’ayant été relevée. Portait une robe imprimée légère. Yeux marron suivant estimation. Poids approximatif 50 kg. Pas trace d’alliance.
Toutes ces notes, je les ai jetées en vrac sur une feuille blanche à mesure que le labo me fournissait les tuyaux. Ces bonnes gens ne correspondent à aucun signalement de disparus.
Et pourtant ils possédaient des signes distinctifs, ce qui devrait faciliter les choses. Ainsi, l’homme avait les pouces larges et la femme les avant-bras surdéveloppés.
— Si tu dégauchissais du neuf, préviens-moi, dis-je à l’archiviste.
Je descends dans mon bureau et je bats le rappel de mes hommes. Lorsqu’ils sont alignés devant moi (et il y a là Béru, Pinaud, Lavoine, Mathias et Rigolier) je leur décris les défunts tels qu’il est possible de les imaginer d’après mes notes.
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