« Ma chère Félicie, écris-je mentalement, je suis navré de te causer un tel chagrin, mais tout a une fin, y compris les plus malins qui se croyaient invincibles… »
J’interromps là ma bafouille mentale. Voilà-t-il pas que ça se met à pétarader également à l’extérieur ! Des projos s’allument ! La garde ! Comme dans la garnison cernée au Tonkin ! Quand le colonel vient de buter sa fille pas qu’elle soit violée par les Jaunes et que les renforts, pile s’annoncent pour libérer le poste ! Merde, est-ce bête !
On cesse de flinguer dans la tour. Ça reflue. Oceano nox ! Je m’hasarde jusqu’à la bande vitrée et je constate qu’effectivement, des troupes de police nombreuses donnent l’assaut.
« Ma chère Félicie chérie,
« J’ai le plaisir de t’annoncer que ton grand sera demain à la maison, et que si tu pouvais, pour fêter son retour, lui préparer une tête de veau vinaigrette, son bonheur serait complet. »
La lutte ardente et noire a été de courte durée. Quelques corps jonchent. Des vivants sont enchaînés.
Quand nous sortons de la tour, les policiers espagos nous couchent en joue (ou en joug, vu que Béru est un bœuf).
— No ! gueule un mec.
Et quoi vois-je-t-il surviendre ?
Bob Landon, le gars qui m’a foudroyé d’un taquet au Charles Vé. C’est lui qui commande l’opération.
Il s’avance vers nous.
— Général Landon, me dit-il, en me tapotant l’épaule. C’en est où, là-haut ?
— J’ai neutralisé le système de mise à feu, et les techniciens sont un peu morts.
— Beau boulot, commissaire. Je ne sais que vous dire.
— N’ajoutez rien, fais-je. Vous permettez ?
Il n’a pas le temps de piger. Je viens de lui tirer un uppercut du droit qui l’envoie dans un massif de roses socialistes. Déjà les flics du cru s’empressent, mais il les calme depuis son jardinet.
— Non, laissez, les gars ! C’est une blague qu’on se fait entre nous.
Au diable le changement de société. Achille a ressorti sa vieille Rolls et son vieux chauffeur pour aller présenter ses condoléances à la famille de Véra. Il m’a prié de l’accompagner et je me retrouve dans le solennel véhicule qui sent la vieille Angleterre.
Bourru jusqu’alors, tant que nous nous trouvions dans ses locaux, Pépère se détend, une fois dans son carrosse.
— Dure affaire, commente-t-il ; on y aura laissé des plumes, mais elle valait des sacrifices.
Je soupire.
— Si je m’en réfère aux déclarations des quelques membres qui se sont laissés aller aux confidences, il existe d’autres installations style Malaga de par le monde.
— Quel est votre siège ? demande tout à trac le Vénérable.
Je lui répondrais bien une couennerie, style : « un fauteuil Voltaire ou un strapontin au Paramount », mais il n’a pas l’esprit de l’escalier, ni même celui de l’ascenseur.
— Selon les conclusions qu’on peut tirer de tout ça, monsieur le directeur (dans la Rolls il n’est plus question de l’appeler Achille), il semblerait que plus une organisation de ce style est vaste, plus elle est faillible. Les conjurés ne sont pas tous de la même trempe. Tant qu’elle est mue par des fanatiques, elle reste inébranlable, mais dès que, pour des nécessités techniques, l’on doit recruter de la main-d’œuvre extérieure, les liens du fagot cassent et les branchages se dispersent.
Le Vieux apprécie. Il aime bien les métaphores redondantes, et plus elles sont tarabiscotées, plus il mouille fort.
Il sort de son veston noir, coupé impec, un portefeuille de croco made by Cartier et y prend un feuillet étroit lesté d’une liste de noms.
— On devrait se faire une petite récapitulation analytique, décide Monseigneur the Big.
— Bonne idée, patron.
— Il est intéressant de situer chacun des personnages qui sont intervenus chronologiquement, en fonction de ce que nous avons pu apprendre d’eux.
Je souris.
— Me permettriez-vous d’être moins strict et de laisser aller mon imagination, patron ? Parfois, l’instinct d’un flic vaut mieux qu’un indice et il existe une sorte de bourse aux hypothèses où l’on peut enrichir son capital vérité !
Alors, là, il biche le vieux Trésor. Une phrase pareille, il la griffonne rapidos au dos de son papelard, afin de la replacer dare-dare dans une converse mondaine.
— Allez-y, mon garçon, je vous sais très intuitif. Tenez, je commence par le début : Kaufmann. C’est quoi, en réalité, Kaufmann, ça va où ? Ça débouche sur quoi ?
Je ferme les yeux et renverse ma nuque sur le velours monarchique de la Rolls Royce.
— Un grand patron de la C.I.A. se sentait trahi. Il l’était par sa bonne femme mais ne s’en avisait pas et suspectait ses collaborateurs. C’est humain. Averti qu’un grand bidule se préparait, il a foutu Sliffer sur le coup. Mais il a fait surveiller ce dernier pas l’ancien général d’aviation Bob Landon, l’un de ses adjoints. Pourquoi ? Parce que Sliffer venait de lier connaissance avec une jolie petite poulette prénommée Emily. Landon a enquêté sur cette fille et ce qu’il a appris ne le satisfaisait pas. Alors, Kaufmann a frappé un grand coup : il nous a chargés de kidnapper son agent et de le questionner « gentiment ». A cela deux raisons : il voulait s’assurer que Sliffer tenait sa langue et voir si sa jeune amie allait tenter de le récupérer, ce qui fut fait dans les conditions que nous savons. Fort de cette découverte, Kaufmann, assisté de Bob Landon, a dû vouloir passer à l’action directe, mais on lui a réglé son compte.
La Rolls roule lentement dans le flot compact. Le chauffeur anglais, chenu, vermoulu, osseux, aigu, compassé, drive sans paraître s’en apercevoir. Du moment qu’il est au volant de sa chaise à porteurs, il ignore le restant de l’humanité.
Le vieux regarde sa liste.
— Cette Emily ?
— D’origine allemande, ex-recrue de la Bande à Bader, passée depuis la mort de celui-ci dans les rangs de l’organisation « Mise à Feu », car tel était son nom de code.
— La cage à oiseaux ?
Je branle le chef.
— Je vous l’ai dit, elle contenait le détonateur absolu pour le grand déclenchement. La tête de l’organisation se trouve en Hollande. Lorsque le lancement des engins fut décidé, on chargea un messager de la convoyer jusqu’à Malaga, mais celui-ci fut abattu dans un parking et on lui subtilisa la cage.
— Qui ?
— C’est là que j’ai ma petite idée, patron.
— J’ai hâte de la connaître.
— Pour installer un pareil fourbi sur le littoral espagnol, les gars de « Mise à Feu » avaient besoin d’un soutien puissant. Ils l’ont trouvé en la personne de Paco Tojero, un roi de la pègre ibérique qui a vu là un moyen d’éponger d’énormes capitaux sentant le pétrole. Mais ce caïd, s’il entendait piquer un maximum de fric aux révolutionnaires, ne voulait par pour autant mettre le monde à feu et à sang. Voilà pourquoi il a dépêché deux de ses hommes pour intercepter la cage.
— Que faisaient ces types chez Doña Kasompez Consigno ?
— Cette chère poivrote avait été la maîtresse de Paco Tojero, avant de sombrer dans la picole, et le truand se servait de son hôtel particulier, à l’occasion.
— Comment se fait-il que cette personne vous ait contacté ?
Je savais que la question viendrait sur le tapis.
— Avant de quitter l’Espagne, je suis allé la voir à l’hôpital de Marbella. Quelle n’a pas été ma stupeur de reconnaître en elle, une fois débarrassée du maquillage et de la perruque dont on l’avait affublée, une ancienne dame réputée, qui enchantait les séjours à Paris des personnages officiels, voici vingt ans. Je l’avais quelque peu pratiquée pour des raisons plus ou moins professionnelles.
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